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Avignon 2018, deuxième épisode : le théâtre du monde

Hélène Kuttner 12 juillet 2018
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© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Jamais les artistes n’ont autant traité le réel sur la scène. Notre présent brûle dans cette 72e édition du Festival d’Avignon, et les metteurs en scène Milo Rau, Olivier Py et Didier Ruiz s’en saisissent de différentes manières. Les dieux sont absents aujourd’hui, et les hommes doivent se sauver par eux-mêmes, conjuguant l’intime et le politique. En vivant ensemble.

Milo Rau ou le théâtre à l’estomac

© Michiel Devijver

Qu’est-ce qui vaut la peine de monter sur scène ? Pourquoi faire encore du théâtre aujourd’hui ? Et pour raconter quoi ? Telles sont les questions qui traversent le Suisse Milo Rau et ses camarades acteurs, dont certains ne sont pas professionnels. Encadrés par une série de principes radicaux (le Manifeste de Gand) qui ne permettent aucune complaisance, le collectif s’attaque aujourd’hui à un fait divers, le meurtre d’Ihsane Jarfi, un jeune homme qui sortait d’un bar gay de Liège et qui a été torturé sans raison par deux chômeurs passablement alcoolisés dans leur voiture. Encore une fois, après Hate radio sur le Rwanda, Five easy pieces sur l’affaire Dutroux, il s’agit de parler des traumatismes du réel dans un contexte particulier, ici la ville de Liège où la désindustrialisation et le chômage font des ravages. La réussite de cette création, c’est justement la manière dont les six acteurs, dont deux non-professionnels, reconstituent ce crime avec des bribes du procès qui secoua la population, dont un acteur qui est de Liège. Leur implication est donc totale, leur travail de recherche et de collection d’informations aussi, mais ce qu’ils vont faire sur le plateau nu est tout sauf une reconstitution réaliste. Ils nous font vivre, en direct, une tragédie actuelle, sans dieux, mais dont nous sommes les témoins bouleversés, compatissants, révoltés.

© Michiel Devijver

Une violence banale, un exutoire à la misère morale qui doit trouver sa victime expiatoire. L’acteur Johan Leisen, corps ascétique, voix caverneuse et regard azur, prend d’abord la parole en faisant le lien entre les morts et les vivants dans le rôle du père d’Hamlet. Il sera aussi le père du jeune garçon tué. Sébastien Foucault, qui a suivi l’affaire à Liège, Tom Adjibi, qui incarne le héros, Sarah De Bosschere, qui joue un agresseur, mais aussi Fabian Leenders, magasinier, et Suzy Coco, gardienne de chiens, parviennent à louvoyer magnifiquement sur la frontière entre réel et théâtre, par le moyen d’une adresse constante au public et d’une caméra qui démultiplie, comme dans un procès ou une tragédie, les points de vue. La scène du tabassage, notamment, est remarquablement filmée, sans démonstration gratuite. Mais il y a aussi dans ce spectacle beaucoup d’humour et d’autodérision, ce qui fait qu’on ressort de là totalement percuté par une humanité magnifique et totalement réconciliatrice, réunis autour d’eux qui sont nous-mêmes.

Pur présent d’Olivier Py

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

C’est dans une usine désaffectée que le directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, nous présente sa nouvelle trilogie. Après Les Parisiens et les tragédies d’Eschyle qu’il a récemment traduites et montées, c’est de notre monde dont il nous parle dans Pur présent qui est constitué de trois courtes tragédies, La Prison, L’Argent et Le Masque. Le décor est volontairement dépouillé, une estrade de foire surmontée d’un gigantesque tableau figurant une émeute actuelle, peinte et composée de manière classique. Une chaise, trois acteurs qui traversent le plateau comme des météorites, violentes, physiques, en incarnant plusieurs personnages. Le public est assis tout autour, encadrant cette action jouée à la manière d’un combat de lutte, bascules et mises à terre athlétiques, uppercuts et directs droit dans le ventre, avec un texte direct, mais aussi poétique, politique, religieux, qui va à l’essentiel et porte la marque du style de l’auteur. Le travail d’Olivier Py avec des prisonniers d’Avignon ces derniers temps laisse des traces vivantes dans le premier opus.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

C’est dans une prison qu’échangent Nâzim Boudjenah (le Caïd), Dali Benssalah (le Détenu) et Joseph Fourez (l’Aumônier) dans une véritable joute oratoire sur les thèmes de la liberté, du pouvoir et de l’inutilité sociale des prisons. Le réquisitoire très politique sur la surpopulation carcérale et et la dangerosité de ces marges se double d’un pamphlet contre le pouvoir de l’argent, les banques et le politique complice qui se poursuit après l’entracte par L’Argent. Les comédiens dansent les mots de l’auteur comme des gymnastes du verbe, tous trois diablement puissants. Au piano, Rachmaninov, Lizt ou Beethoven apaisent l’atmosphère et accentuent le romantisme des situations qui tournent autour du rapport père-fils, le pouvoir et la révolte, la morale, l’éthique et la transcendance. C’est parfois proche du cours de philo ou de théologie. La démonstration reprend parfois des lieux communs. Mais on pardonnera à Olivier Py qui nous offre, par le biais de ses interprètes, de très beaux moments de lyrisme et d’ode à la poésie, à la littérature et à l’amour.

Trans de Didier Ruiz : comment devenir soi-même

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Didier Ruiz poursuit depuis quelques années un remarquable travail de recherche théâtrale et sociale. Après les personnes âgées, Dale recuerdos, les prisonniers, Une Longue peine, il a choisi, un peu par hasard, d’interroger le phénomène de la transsexualité à travers des rencontres réalisées à Barcelone. Le spectacle présenté au Festival d’Avignon est un pur moment de bonheur partagé, car il présente des témoignages réels, retranscrits et travaillés pour la scène de 7 personnes, 4 femmes et 3 hommes, qui ont changé de sexe depuis quelques mois, parfois quelques années. Dans la plus grande simplicité d’une scénographie aux courbes blanches, un arc de voiles, Neus, Clara, Danny, Raúl, Ian, Sandra et Leyre viennent nous parler, de leur choix, de leur corps, de leur souffrance passée, de leur désir. Toutes les trajectoires sont différentes, et toutes sont uniques. Ils nous racontent en réalité comment et pourquoi ils sont devenus eux-mêmes, en échappant, plus ou moins douloureusement, au rôle sexuel, social, qui leur était destiné à la naissance. “On n’est pas nés dans le mauvais corps, mais on a dû y faire quelques retouches.” Il n’y a rien de racoleur, rien de lourd dans ces moments de vie, habilement mis en scène par Didier Ruiz. L’émotion est souvent vibrante, mais sans pathos. Leurs histoires, souvent mêlées de beaucoup d’humour, sont percutantes de saveur et de vérité. Le théâtre leur permet d’exister, et nous de les découvrir en nous ouvrant à eux.

Hélène Kuttner

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