Avignon 2015, Tiago Rodrigues : “La France reste un pays d’ouverture et d’échanges.”
Antoine et Cléopâtre D’après Shakespeare Mise en scène de Tiago Rodrigues Durée : 1h30 Théâtre Benoît XII |
À 38 ans, Tiago Rodrigues vient d’être nommé directeur artistique du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne, l’une des plus prestigieuses institutions au Portugal. Dans un pays privé depuis quatre ans d’un ministère de la Culture, cette nomination est une marque d’ouverture et de changement radical. Artiste multiforme, Tiago est acteur, metteur en scène, scénariste, poète, journaliste, pédagogue. Il a travaillé avec Anna Teresa de Keersmaeker et le collectif belge tg STAN et a fondé en 2003 sa compagnie “Mundo Perfeito” avec Magda Bizarro. Invité du Festival d’Avignon, il y présente Antoine et Cléopâtre, un dialogue poétique saisissant sur le thème de l’amour. Interview d’un artiste qui occupera le Théâtre de la Bastille à Paris au printemps 2016 pour un projet interactif.
Nous sommes dans l’urgence de créer “J’ai commencé comme comédien et après avoir travaillé avec plusieurs compagnies internationales, notamment tg STAN, j’ai décidé de créer ma propre compagnie avec Magda Bizarro. On a surtout continué à travailler collectivement, même lorsque je me suis mis à écrire mes propres spectacles. Il y a toujours l’idée que le projet est le résultat d’une création qui implique tous les artistes et les techniciens. Depuis 2003, on a créé une trentaine de pièces qui ont tourné dans une vingtaine de pays, surtout ces dernières années. Mais lorsque j’ai accepté cette nomination à la tête du Théâtre National de Lisbonne, j’ai suspendu l’activité de ma compagnie pour répondre à l’urgence de renouvellement des institutions culturelles au Portugal.” Une idée d’ouverture “Renouveler les institutions, c’est aussi ouvrir le théâtre à d’autres disciplines artistiques, inventer de nouveaux langages pour dépoussiérer les conventions. Je vois ma nomination comme le symptôme d’un changement de générations. Vous savez, nous n’avons vécu que 41 ans de démocratie au Portugal depuis la révolution de 1974. La société civile se méfie toujours des institutions. Le peuple portugais est l’héritier de plusieurs années de crise, et pas seulement depuis 2008. La culture est touchée de plein fouet par la crise économique, comme en Espagne, en Italie ou en Grèce. Cette crise nous a poussés à un renouvellement de nos institutions, notamment dans le théâtre. On a vu de jeunes artistes remplacer des figures historiques, s’ouvrir à la société civile et devenir les acteurs de la politique culturelle beaucoup plus que l’État.” La politique culturelle réalisée par de jeunes artistes “À force de partager leurs moyens de création, leurs ressources, leurs outils de communication pour rendre leurs projets visibles, les artistes ont créé de véritables outils de politique culturelle. La médiation avec les publics, le travail dans les communautés, l’ouverture à d’autres publics que celui des grandes villes, tout ce travail a été développé depuis une quinzaine d’années par les jeunes artistes pour combler les espaces de vide culturel. Maintenant, ces artistes de 30-40 ans arrivent à des postes de direction d’institutions : nous vivons donc un moment crucial où nous, les artistes, devons être les agents d’une véritable politique d’ouverture culturelle en direction de la société civile.” Comment créer sans argent ? “Il y a aujourd’hui une asphyxie financière des artistes. On travaille avec moitié moins de moyens aujourd’hui qu’il y a dix ans. Il faut énormément travailler, c’est-à-dire multiplier les créations et les tournées de spectacle pour survivre. Nous avons une très bonne loi sur les subventions artistiques au Portugal, mais qui n’a pas pu fonctionner faute de moyens financiers ! Sans les coproductions étrangères, l’accueil de mes spectacles par la France, la Belgique, la Hollande, je n’aurais pas pu continuer à créer comme je l’ai fait avec ma compagnie durant six ans. Il faut le dire : la France est encore, pour le reste du monde, un pays d’ouverture, de soutien et d’écoute à l’égard des artistes. Si je suis aujourd’hui à Avignon, c’est la conséquence de cette identité française et de cette volonté d’ouverture culturelle. Il est important qu’en tant qu’artiste étranger je le rappelle.” La culture a besoin d’un vrai discours politique “Vous savez, nous n’avons plus au Portugal de ministère de la Culture. Il ne s’agit pas seulement d’un problème d’argent, mais de donner un vrai sens au projet culturel. Pourquoi est-ce important de soutenir la création ? Pourquoi faut-il placer la culture au centre de la politique ? Ce sont des questions fondamentales en Europe aujourd’hui. Si on distribue seulement de l’argent sans se poser les vraies questions, alors on passe à côté du problème. On nous dit que la crise européenne est inévitable. Je pense que la sortie de la crise passe inévitablement par le fait de placer la culture au cœur de la vie politique européenne. Sinon, pourquoi est-on ensemble ? Si ce n’est pour partager les valeurs culturelles qui sont nos matrices : Dante et Shakespeare sont aussi importants que “Liberté, Égalité et Fraternité”. Je ne dis pas que l’art et la culture peuvent sauver le monde, mais veut-on sauver un monde où il n’y a pas d’art ? Veut-on sauver un monde où tout est utile, où tout est consommable ? L’art est inutile, c’est pourquoi nous en avons tant besoin. Dans la Constitution portugaise, il y a une très belle phrase sur l’art : “Toute personne a droit à la jouissance et à la création culturelle.” C’est pour moi un droit de l’homme.” Antoine et Cléopâtre : un dialogue saisissant de poésie Il nous avait prévenus. Ce n’est pas la pièce de Shakespeare qu’il monte mais une création adaptée de la pièce du grand William dont il a conservé quelques vers, associés à des extraits musicaux du film marathon de Mankiewicz tourné en 1963 avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, des lignes de Plutarque dans Vies parallèles qui irriguent le spectacle. En fait, le spectacle est tout sauf un péplum historique en costumes et décors antiques, mais l’incarnation par le langage de cette histoire d’amour passionnée prise en charge sur le plateau par deux danseurs chorégraphes simplement vêtus d’un jean et d’un tee-shirt. Le décor déploie une vague d’azur et d’or sur le plateau et le mur du fond, un mobile à la Calder suspend délicatement des pastilles réfléchissantes aux nuances opalines. Dans cet espace épuré comme un songe, Sofia Dias (Cléopâtre) et Vitor Roriz (Antoine) ne vont jamais incarner les personnages comme le théâtre le veut traditionnellement. Chacun prend en charge la parole de l’autre, la pensée de l’autre, à la manière d’un narrateur extérieur, jusqu’au moment de la fusion amoureuse d’Antoine et Cléopâtre où les acteurs retrouveront le “je” et le présent du personnage. C’est un présent performatif, en forme de jouissance du moment par les mots qui le nourrissent. D’une élégance surprenante, le corps souple comme un jonc, le bras et la main indiquant la présence de l’autre, la parole délicatement distillée avec la rondeur gourmande et sensuelle du Portugais dans des allers et retours incessants de leur respiration et de leurs affects, les acteurs déploient une parole active, volontairement musicale jusque dans ses intonations et leur attirance magnétique. Du coup, cette histoire d’amour immortelle prend soudain une teinte très intime, en ce que le spectateur peut percevoir tous les fantasmes de l’imaginaire de chacun. Il y a une douceur particulière dans ce spectacle, une grâce qui rend l’expérience assez saisissante pour peu que l’on accepte de se laisser entraîner dans le voyage. Car c’en est un. Hélène Kuttner
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