Avignon 18, quatrième épisode : stars du In et coups de cœur du Off
Éblouis par la maîtrise scénique d’Ivo van Hove, chahutés par le Tartuffe délirant de Korsunovas, mitigés face à la croisière d’Arctique d’Anne-Cécile Vandalem, nous avons été séduits par la beauté du Sisyphe de François Veyrunes et l’Arpo rêveur de Christine Martin.
De Dingen d’Ivo van Hove et l’enfer de la famille
C’est clair, il n’y aura point de salut dans cette tragédie familiale très noire que le metteur en scène star Ivo van Hove monte avec son impressionnant talent de magicien et ses puissants acteurs. Dans la fascinante scénographie de Jan Versweyveld, un immense plateau blanc qui s’ouvre sur une double rangée de miroirs maculés de visages d’enfant, l’artisan du temps qui passe, inexorable, est le musicien Harry de Wit qui active en direct et sans partition les percussions d’une horloge, martelant la démoniaque aspiration vers la mort. Le texte mis en scène ici est adapté d’un roman du Néerlandais Louis Couperus, dont l’écriture au scalpel découpe sans pathos mais avec une ironie cinglante les secrets et névroses d’une famille au début du XXe siècle. Tous les personnages sont vêtus de noir et déambulent, tels des fantômes réincarnés, selon une étrange chorégraphie qui fait du groupe un noyau essentiel et empoisonné. L’intime, la souffrance, l’étouffement sont donc exposés en pleine lumière, face public, révélant la domination monstrueuse de la mère de 90 ans sur sa fille et ses petits-enfants. Jeunes acteurs qui jouent les vieux, et inversement, tous les comédiens sont éblouissants de justesse, pris comme des insectes dans cette sanglante toile d’araignée où le Nord aimante la tristesse et le Sud, l’Italie et le rêve. Une image de rêve à la fin avec la neige noire qui tombe. Magnétique.
Un Tartuffe populiste dans des jardins à la française
Le metteur en scène lituanien Oskara Korsunovas, habitué du Festival d’Avignon, n’a pas froid aux yeux. Il monte le Tartuffe de Molière version techno, actualisée aujourd’hui dans un contexte de populisme ambiant, où les désirs, l’appât du gain et la soif du pouvoir passent par le sexe, le mélange des genres et l’individualisme outrancier. Le décor en forme de labyrinthe verdoyant descend en pente douce vers l’avant-scène, ce qui permet aux comédiens-danseurs d’évoluer aussi hors-champs, dans des coulisses du théâtre et en extérieur où les scènes sont filmées par une caméra mobile. Sur l’écran, on peut voir Trump embrassant Poutine, mais aussi Giedrius Savickas (Tartuffe) déambulant dans les rues d’Avignon en star de l’écologie, écrasant son rival Salvijus Trepulis (Orgon) qui menait campagne lui aussi. La victoire des Bleus lors de la Coupe du Monde offre aussi une scène de liesse et de folie à l’ascension de Tartuffe, prédateur populiste dans une Europe de l’Est en proie à l’hypocrisie et la corruption. Dorine, la femme d’Orgon, est une Marilyn Monroe au désir brûlant et en robe fendue, Tartuffe se balade tout nu par contrition chrétienne et soif de conquête, les enfants Marianne et Damis sont des geeks délurés, obsédés par leur image sur les réseaux sociaux, et la caméra d’Algirdas Gradauskas s’amuse à déformer les visages et les corps au fil d’un spectacle burlesque et souvent très drôle. On peut trouver cela fort de café, outrancier. Mais le parti pris, ici défendu avec une belle énergie, est d’autant plus convaincant.
Arctique, un thriller au Groenland
Après Tristesses, révélation du Festival en 2016, qui racontait la mainmise d’un parti d’extrême droite sur la population d’une île danoise, Anne-Cécile Vandalem, 39 ans, qui possède une grande maîtrise du cinéma dans le théâtre pour raconter de puissantes histoires, nous plonge dans le salon d’un luxueux paquebot, l’Arctic Serenity, en 2025, alors que la fonte des glaces dans l’Arctique a fait affluer d’importants investisseurs danois en quête de pétrole et des touristes en quête de paysages sublimes. Mais dix ans auparavant, le bateau, censé explorer les nouvelles ressources, avait heurté une plateforme pétrolière et des militants écologistes avaient été rendus responsables du sabotage. Devenu un hôtel amarré au Groenland, il accueille sur scène les anciens participants du voyage, embarqués clandestinement, ainsi qu’un journaliste, mais une main inconnue largue le navire en pleine mer. Le cauchemar commence, avec des personnages confinés et manipulés par une main vengeresse. Comme dans Shining de Kubrick, ils dérivent en terrain brumeux et s’accrochent, filmés en direct dans les coulisses, au bastingage. Le brouillard épais fait percer la violence des intérêts particuliers, dans une comédie qui mêle l’insolite à l’horreur. La révélation des intrigues qui s’entremêlent se fait pas à pas, alors qu’un orchestre joue des tubes désuets. C’est très bien fait, mais le spectacle qui tire en longueur n’a pas la force et l’évidence de Tristesses. On se perd dans les intrigues et les moyens mis en œuvre, bruitages, vidéos, musiques paraissent bien lourds avant d’en arriver au propos final, très politique, qui est le danger du réchauffement climatique et la sauvegarde des Inuits et de leur mode de vie. Reste le divertissement avec un ours grandeur nature.
Sisyphe heureux
On plonge dans cette création chorégraphique de François Veyrunes en se laissant porter par une cosmogonie des corps en mouvement, comme on imaginerait les planètes dans la galaxie, liées entre elles par une attirance magnétique, des anneaux translucides, certaines éloignées de la Terre par des années-lumière. Attirance, éloignement, frottement, choc frontal, vide abyssal, les six danseurs de Veyrunes, trois filles et trois garçons habillés de noir et de blanc, ne cessent de se chercher, happés au sol par la gravitation terrestre, dans une ronde majestueuse. Danseuse féline et faussement fragile, une Antigone s’empare soudain d’un Ulysse musculeux qui fait le double de son poids, le porte et le bascule en une pirouette gracieuse, comme elle jouerait avec une plume. Une femme fleur, ouverte comme une rose de printemps, est saisie d’un bras par un Sisyphe heureux de cette peine transformée en offrande. La musique électronique entêtante renforce l’ivresse étourdissante provoquée par la virtuosité des danseurs qui sculptent le temps, sans s’arrêter et dans une interaction perpétuelle et généreuse. Un spectacle qui rend profondément heureux, gorgé de beauté et d’évidence fraternelle.
Théâtre des Lucioles 14h, puis Biennale de la Danse à Lyon et tournée
Arpo
Christine Martin est comédienne, plasticienne et poète. Et c’est à un véritable voyage poétique qu’elle nous convie, en nous présentant des chaussures lumineuses et scintillantes. “Chaussez-moi !”, clame une voix impersonnelle. La phrase clignote sur un panneau d’argent. Pour aller où ? La scénographie soudain s’habille de blanc, comme le costume de la conteuse qui nous prend par les yeux et les oreilles, sourire ravageur et voix feutrée. Comme dans Alice au pays des merveilles, le voyage réserve bien des surprises et la technologie astucieuse et sacrément au point d’Uz von Boxberg, avec ses accessoires magiques en plastique transparent, ses machines aux grands yeux multicolores et les surprises sonores de Xavier Drouault nous embarquent dans une troisième dimension. Raymond Queneau, Jacques Prévert, Robert Desnos, Alain Bosquet sont les compagnons qui prêtent leurs mots et leurs galipettes verbales pendant que la femme araignée de Louise Bourgeois déploie son armure prédatrice et que Cendrillon se transforme en une princesse en origami blanc. Une heure toute douce en forme d’ode vivante à l’imaginaire pour les tout-petits ou les très grands.
Espace Alya, 10h30
Hélène Kuttner
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