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Avignon 18, premier épisode : Thomas Jolly et Julien Gosselin s’attaquent avec brio à la folie du monde

Hélène Kuttner 9 juillet 2018
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© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Ils ont tous deux la trentaine, mais possèdent déjà un impressionnant parcours de metteurs en scène derrière eux. Thomas Jolly, 36 ans, enfant prodige du théâtre public, connu pour ses Shakespeare feuilletonnesques inaugure la Cour d’Honneur avec Thyeste, tragédie abominable de l’auteur latin Sénèque traduit par Florence Dupont. Julien Gosselin, 31 ans, adapte 3 romans de l’auteur américain Don DeLillo avec son collectif d’acteurs pour un spectacle monstre de 10 heures où le cinéma se taille la part du lion. 

Thyeste fait frémir la Cour d’Honneur

© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Rien de pire que cette tragédie de Sénèque (I°siècle après JC) qui raconte comment Atrée, frère ainé de Thyeste, se venge de ce dernier pour avoir séduit sa femme et dérobé grâce à elle le bélier à la toison d’or, symbole royal de celui qui monte sur le trône. Jupiter, l’auteur de ce décret est furieux de cette perfidie et ordonne même au Soleil de faire demi-tour ! Au début donc de la pièce, nous voyons donc Atrée régner sur Argos et élaborer un plan de vengeance satanique : il décide de rappeler Thyeste en lui proposant la moitié du trône, avant de tuer ses trois fils pour les lui faire manger lors d’un banquet. La vengeance froide, le cannibalisme, l’infanticide, la jouissance du mal sont les thèmes qui traversent cette fable terrible qui se joue entre deux frères. C’est Thomas Jolly qui interprète le frère monstrueux, Atrée, lutin en costume jaune et couronne vert fluo, minuscule personnage dans une scénographie formidable, une immense tête aux yeux caverneux renversée d’un coté et une main, symbole de possession, aux doigts géants posée à demi-ouverte de l’autre côté. L’intelligence de ce décor saisissant de démesure est à la juste hauteur de la Cour, avec une trappe, l’abîme de l’enfer, en son centre étoilé et un jeu de lumières qui strie, dessine, lacère les hauts murs du palais de sillons blanc.

© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

La musique, opératique, est rythmée par le batteur perché sur le haut du crâne, qui annonce la venue des personnages. Dès lors, dans un déluge de sons et d’images qu’affectionne le metteur en scène, la tragédie s’incarne clairement par les corps. Un choeur de 25 enfants de la Maîtrise de l’Opéra Comique de l’Opéra du Grand Avignon surgit en robe blanche et maquillages japonisants noir et rouge, allure saisissante aux yeux immenses et hagards comme dans « Le Cri » de Munch entoure la Furie, incarnée par la grande comédienne Annie Mercier dont la voie caverneuse fait trembler les hauts murs. Tantale, le grand père dont les méfaits alimentent la « story » des Atrides, surgit en cote de maille étincelante dans un faisceau de lumière, terrifié par ce qui s’annonce ici. Car nous savons tous que le banquet final, qui réunira les deux frères, longue table maculée de fleurs écarlates, fera exposer la jouissance sadique d’Atrée devant le spectacle d’un frère incrédule, dont les coeurs des enfants palpitent encore à l’intérieur de ses intestins. Le gore, ici, n’est pourtant pas ce qui prime, et on peut conclure qu’en dépit d’un manque d’émotion, le spectaculaire de cette création remplit la mission de la Cour d’Honneur : faire entendre un grand texte de manière la plus accessible possible avec, aux saluts, une cinquantaine d’artistes.

Don DeLillo par Julien Gosselin, un spectacle fleuve qui brouille les genres et nous chahute

© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Après l’énorme succès des « Particules Élémentaires » qu’il avait adapté en 2014, celui de « 2666 » de Bolaño en 2016, Julien Gosselin et sa compagnie « Si vous pouviez lécher mon coeur » nous entraînent de nouveau dans trois romans de Don DeLillo, l’un des plus puissants romanciers américains vivants. Dans « Joueurs », « Mao II », « Les Noms », des personnages sont saisis dans leur vie quotidienne ou dans leur travail par les formes actuelles de la violence : terrorisme, sectes, consortium financier, en partant des années 70, période qui a fait émerger les mouvements terroristes d’extrême-gauche en Italie et en Allemagne, les attentats en Europe et aux Etats-Unis, utilisant cette violence comme une arme de guerre et de révolte. Gosselin cette fois va encore plus loin que dans ses précédents spectacles, dans l’utilisation de la vidéo, le brouillage temporel, la dissimulation du corps des acteurs, le décalage entre l’image et des dialogues, la confusion du sens. Il veut que le spectateur perde ses repères, ou se laisse flotter au gré des séquences, au travers un voyage pas toujours confortable où la narration, la cohérence, la logique et la clarté se perdent. A l’image, en fait, de notre monde actuel saisi par les soubresauts de la violence aveugle et de la cacophonie politique. On s’embarque donc dans ce voyage de 10 heures en laissant au vestiaire nos certitudes et nos principes, prêts à accepter, au début du spectacle, une heure entière de pure vidéo appelée « film ».

© Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

La suite invente, au fil de séquences qui mêlent le cinéma et le théâtre, mais où la caméra est présente la majeure partie du spectacle, un temps dilué, ralenti, comme dans le cinéma de Jean-Luc Godart où les dialogues les plus banals révèlent des perles philosophiques, où le sexe côtoie les discussions économiques, et l’ennui la frénésie. Trop de film, pas assez de corps en entier et de comédiens qui échangent en direct pourrait-on dire. Mais ce voyage au long cours qui ne traverse pas des mers égales réserve aussi des bonheurs de taille. D’abord parce que le texte, à certains moments, est étonnant de vérité et de justesse. Ensuite parce que la manière dont Gosselin entrecoupe les images, les sons, la musique et les corps, avec un texte parfois projeté en décalé, constitue une réelle tentative d’écriture du vivant, en direct sur le plateau. La scénographie sophistiquée accueille d’ailleurs l’audio-visuel comme un plateau de cinéma. Enfin, en raison de qualité et de l’engagement des 13 comédiens qui tiennent le cap des rôles en athlètes. Frédéric Leidgens, notamment, prodigieux de profondeur dans son monologue final. Une expérience étonnante.

Hélène Kuttner

 

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