Au Théâtre de la Bastille, Jan Fabre au cœur de la controverse
Avec « The Generosity of Dorcas », Jan Fabre offre une démonstration de séduction et de virtuosité. Mais le chorégraphe se trouve au cœur d’une polémique autour d’allégations de harcèlement moral et sexuel envers les danseuses de sa compagnie. Et l’interprète remplace une danseuse qui a décidé de démissionner. Ambiance…
On comprend aisément que « Generosity » signifie « générosité ». Mais qui d’entre nous saurait d’emblée situer « Dorcas » ? Un pays, peut-être disparu ? Une ville exotique ? Rien de tout ça. « The Generosity of Dorcas » fait référence à une bienfaitrice de notoriété biblique, Dorcas ou bien Tabitha, une femme et l’une des premières disciples de Jésus. Dorcas distribuait aux pauvres, et notamment aux veuves et aux orphelins, des vêtements de sa propre confection, avec un cœur « gros comme ça », ce que la gestuelle du danseur Matteo Sedda ne manque pas de souligner par moments.
Jan Fabre, bien connu pour surjouer les stéréotypes sexuels, autant que pour savoir en brouiller les pistes, jette dans l’arène une bête de scène aussi filigrane que prolifique en mouvements et images. Les pieds et les mains chaussés de blanc, le corps drapé de noir, Sedda incarne tout à la fois : le sacré et le satanique, la pureté et la sexualité (tendance SM), l’altruisme et le narcissisme, le masculin et le féminin, la séduction et le dégout, le ballet et le cabaret, le mime et la prestidigitation. De ses mains tout de blanc gantées, il multiplie les miracles gestuels.
Des aiguilles menaçantes
Ce solo est le dernier dans une série qui avait débuté par l’inoubliable Quando l’uomo principale è una donna, interprété par la Belge Lisbeth Gruwez, devenue une chorégraphe qui réussit grâce à son audace, sans doute influencée par son passage à Troubleyn. Et aujourd’hui, la femme biblique est… un homme ! Matteo Sedda est certes danseur contemporain, mais il montre que le ballet ne l’effraye pas, ni le mime par ailleurs, et qu’il ferait, si nécessaire, un formidable prestidigitateur, prêt à exercer ses talents sur les éléments d’une scénographie inoubliable.
Car voilà : au-dessus de Sedda, des centaines d’aiguilles à tricoter, accrochées à des fils de laine de toutes les couleurs, renvoient à Dorcas et l’usage qu’elle faisait de ses mains pour vêtir les démunis. Telles des lames, ces aiguilles pourraient à tout moment s’abattre sur le personnage. Ensemble, elles évoquent la douleur qu’elles pourraient lui infliger, mais aussi les tuyaux d’un orgue ou la voûte d’un palais.
Pendant un long moment, ce solo exerce une véritable fascination grâce à la richesse technique d’une personnalité exceptionnelle. C’est du grand art de la scène, et cela devient rare. Et pourtant, le disque s’enraye, petit à petit. Fabre nous convoque à une adulation presque religieuse et c’est juste un peu trop. Puisque Sedda joue à la fois au Satan et au Sauveur, le spectacle manque finalement de ressorts dramaturgiques. Mais ces réserves ne concernent que la fin. Dans l’ensemble, « The Generosity of Dorcas » est un solo de danse exceptionnel qui démontre le génie plastique et scénique de Fabre.
En 2018, une lettre ouverte sème le trouble
Mais il est désormais impossible d’évoquer un spectacle de Jan Fabre sans passer par les accusations, publiées en 2018, d’une vingtaine d’anciennes danseuses ou autres employées ou stagiaires de Troubleyn, la compagnie fondée et dirigée par Jan Fabre. Le chorégraphe y est accusé d’harcèlement moral et sexuel systématique envers ses interprètes et surtout envers les danseuses. Cette lettre ouverte avait fait l’effet d’une bombe et oblige naturellement toute personne en charge d’une programmation à se positionner.
Au Théâtre de la Bastille, un certain Collectif La Permanence en soutien au mouvement belge Engagement distribue un tract intitulé « Pas de sexe, pas de solo » qui reprend les accusations de harcèlement moral et sexuel. Il termine par une interpellation directe : « Et maintenant que tu es informé.e, comment regardes-tu ce solo ? » Et il existe, en effet, un lien direct avec « The Generosity of Dorcas ». Car ce solo devait à l’origine être interprété par la danseuse Tabitha Cholet, l’une des signataires de la lettre ouverte et l’une des interprètes ayant quitté la compagnie.
Un débat ouvert au public
Selon le collectif, « cette pièce s’appelait « The Generosity of Tabitha » avant d’être renommée ». On comprend aisément que c’est le prénom même de la danseuse qui a dû inspirer à Fabre le sujet de la pièce. Mais la présence du terme de « générosité » dans le titre a dû prendre, aux yeux des interprètes de Troubleyn, et en particulier pour Tabitha Cholet, un air drôlement cynique. Car « The Generosity of Dorcas » nous rappelle les côtés sombres de Jan Fabre et son goût de la provocation esthétique et morale.
Au premier abord, le fait que Dorcas soit ici interprétée par un homme nous paraîtra donc tout à fait en phase avec l’univers volontairement borderline de cet artiste flamand hors pair. C’est en prenant connaissance de la polémique que le regard change. Artistiquement, Fabre et son interprète en sortent par le haut. Mais moralement, de grands doutes persistent. Et celles et ceux qui voudraient en savoir plus peuvent se rendre à une réunion publique, le 31 janvier, sur proposition du Collectif La Permanence, à partir de 20h à La Générale (14, av Parmentier, XIe arrdt), non loin du Théâtre de la Bastille où débutera, le même soir à 21h, la dernière parisienne de The Generosity of Dorcas.
Thomas Hahn
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