“Antigone in the Amazon” : quand le théâtre éclaire le monde
Milo Rau, metteur en scène suisse et directeur du Théâtre National de Gand en Belgique, poursuit son exploration des mythes anciens pour dénoncer les injustices de notre monde. En réunissant des comédiens et musiciens flamands et brésiliens, ainsi que des activistes du Mouvement des sans-terre dont Kay Sara est l’égérie et figure mythique d’Antigone, il propose un spectacle magistral qui revisite, par le jeu du théâtre direct et transmis par l’image filmée, la tragédie des dix-neuf paysans massacrés en 1996 pour avoir occupé leurs terres face à la police militaire dans l’Etat du Parà, où se trouve la forêt amazonienne. Face au pouvoir politique, aux enjeux industriels, que fait l’homme ? Comment doit-on, comment peut-on agir ? Le théâtre ici se fait l’écho vibrant de nos interrogations et de nos vies.
Le poumon de la terre
Entre août 2020 et juillet 2021, 13 000 km2 de forêt ont été rasés en Amazonie, plus que durant les dix années précédentes. « Il n’y aura pas un centimètre supplémentaire de terres indigènes » affirmait l’ex-président Bolsonaro avant de briguer son premier mandat en 2018. Quatre ans plus tard, la déforestation annuelle moyenne en Amazonie a augmenté de 75%, sans revenir pour autant à l’année 2004 avec 28 000 km2 déforestés. Au Brésil, comme souvent ailleurs, c’est l’homme et la liberté d’entreprendre qui passent au dessus de tout et la doxa des ruralistas, ces producteurs ruraux vent debout contre les défenseurs de l’environnement, est que l’activité économique est gage d’impunité. L’agro-business, en particulier l’élevage bovin, qui fait du Brésil le premier exportateur de viande, se moque bien des populations indigènes de l’Apyterewa dans l’état du Parà, dont la superficie est supérieure à celle de la France et de l’Angleterre réunies et dont la croissance économique est en train d’exploser.
Un chœur humain
Sur un plateau recouvert de terre -la route où s’est déroulé le massacre en 1996- un musicien chanteur et un acteur, tous deux brésiliens, font face à deux comédiens flamands. Ils nous expliquent, le plus simplement du monde, la genèse du projet. En février 2020, les activistes du Mouvement des sans-terre ont pris en charge un atelier avec une centaine de personnes, agriculteurs, professeurs, adolescents, experts, féministes, survivants du massacre… Les uns devaient tourner des films, les autres constituaient le chœur chantant, puis la pandémie de Covid a stoppé le projet qui a repris en mars 2023. C’est en se saisissant du mythe d’Antigone, pour en faire une Antigone du XXI° siècle, que le projet prend tout son sens et traverse l’Océan. Antigone, celle qui ose dire NON, qui ose défier le pouvoir de Créon en revendiquant la justice pour son frère mort, c’est Kay Sara, une activiste autochtone devenue actrice pour mieux porter la cause de son peuple (Kay Sara, Cette folie doit cesser, en ligne ). Kay Sara n’est pas présente sur la scène, mais les quatre interprètes, Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere et Arne De Tremerie prennent en charge tous les personnages de la tragédie.
Le film
Et c’est encore plus beau, dans ce brassage de langues, le portugais et le flamand, et de corps, féminins et masculins, dont l’écho cinématographique se déploie intelligemment sur trois écrans sur lesquels on voit cette véritable route, la forêt décimée avec leurs habitants, de tous âges, avec le choeur populaire qui rejoue la pièce en regard des événements réels. La violence ainsi redoublée nous happe. Mais elle fait place aussi à la vie quotidienne, joyeuse, qui perdure, avec ces familles entières, le visage et le corps peint, partageant leur repas et jouant la pièce, au cœur même de cette frontière entre deux civilisations, le téléphone portable dans la main. La force, la richesse de la représentation est d’évoquer une situation brûlante, celle de l’Amazonie dévastée par les enjeux industriels et les populations déplacées à travers le prisme de l’un des plus grands mythes grecs antiques. Et cela fonctionne. La seule différence, c’est que pour les populations autochtones qui résistent, la lutte doit continuer, alors que les personnages de la tragédie se soumettent à la loi, souvent par la mort. Comme pour chaque projet et comme avec Oreste à Mossoul et Le Nouvel Evangile, Milo Rau et son équipe poursuivent leur action en collaborant avec la population locale, ici à travers une grande campagne appelée Punish Nutella car la marque utilise de l’huile de palme produite dans la Province de Parà. Des micro-écologies qui irradient comme des échos pour donner à chaque spectateur citoyen des moyens d’agir sur l’état de notre monde. Le théâtre ne rend pas le monde meilleur, mais il peut nous ouvrir les yeux et les oreilles.
Hélène Kuttner
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