Akram Khan, le Prométhée des tranchées
La Grande Halle de La Villette accueille Akram Khan, avec une pièce magistrale. Aux côtés de cinq musiciens, la vedette londonienne danse l’histoire des soldats indiens qui ont servi dans l’armée britannique en 1914-18. Avec cette fresque engagée, dramatique, fulgurante et subtile, Akram Khan se retire de la scène. Pour cela aussi, Xenos est incontournable.
Cinq musiciens, mis en scène comme un chœur de citoyens (ou de dieux) dans la tragédie grecque, apparaissent parfois au-dessus de la pente face à laquelle un homme indien, en habit traditionnel blanc, s’arrache au sol pour tirer une énorme corde. Xenos retrace, sur un mode individuel, une histoire qui est celle d’un million et demi d’Indiens, envoyés au charbon par leur puissance coloniale britannique, au cours de la Première Guerre mondiale.
Une tragédie kathak
Xenos est une tragédie kathak, un hommage à ceux qui ont été tués ou mutilés dans les tranchées. À chacun d’entre eux, quelle que soit sa culture d’origine. Car le Xenos, l’étranger en cet outre-monde, c’est l’humain tout court. Mais quand Khan tourbillonne tel un derviche, le kathak n’est plus un étranger. Khan invente et interprète une danse universelle, consciente et fière de ses origines. Mais elle accueille, discrètement et dignement, quelques notes occidentales, du ballet au hip-hop.
La danse du soldat inconnu se courbe, s’infléchit, se dénature jusqu’à éclater et s’enfoncer dans le sol. Un kathak terrorisé, mais toujours kathak, jusqu’à se dissoudre dans un requiem. Un kathak en chaînes, lors de la traversée, comme sur un bateau négrier. Un kathak qui perd son côté ensoleillé et acquiert la capacité à porter un récit théâtral qui s’adresse à un public de culture occidentale.
Prométhée sur charbon ardent
Khan s’accroche aux cordes. Il rampe sur une colline de boue imaginaire. Il se met debout sur la crête et se transforme en un Prométhée kathakali. Cette scénographie, immense mais limpide, est loin d’avaler le personnage. Au contraire, elle le révèle, aidée par des éclairages qui deviennent paysage à eux seuls.
Au tableau final, Khan se relève comme d’un bain d’argile. Le charbon ardent remplit la vallée et interdit tout retour vers le bas, calciné. Le soldat anonyme doit mourir, comme Prométhée. À la création du spectacle au festival Montpellier Danse, la salle entière, celle du Corum et donc énorme, s’est levée comme un seul homme pour ovationner Akram Khan, les musiciens et toute l’équipe de Xenos.
Un grand maître des arts vivants
Les chefs-d’œuvre d’une telle prestance sont bien rares. Avec Xenos, Akram Khan crée son dernier grand solo qu’il interprète lui-même. Il remet ici sur le plateau toute sa virtuosité en danse kathak, mais il construit surtout un personnage et un propos qui réunissent avec grande pertinence le mythe grec de Prométhée, l’histoire du XXe siècle et une prise de position par rapport à notre actualité politique. C’est énorme et, surtout, servi dans le style d’un grand maître devant l’histoire des arts vivants.
Khan incarne le soldat anonyme, arraché à ses terres et à sa culture. Et il reprend le flambeau de Prométhée, allégorie d’une humanité qui s’arme d’outils qui la dépassent. Il échoue sur une plage comme un migrant actuel et remet sur la table les fantassins du nord et du nord-est de l’Inde dont le sacrifice a été passé sous le tapis de l’histoire, au Royaume-Uni et même en Inde.
Xenos enchaîne les tableaux et construit un récit, sans être didactique ou moralisateur, puisque l’humanité du personnage domine tout, puisque la danse elle-même est ici un personnage à part entière, un camarade dans la guerre des tranchées : “Ceci n’est pas la guerre, c’est la fin du monde et de moi-même.” Quand Khan parle ici d’aboutissement d’une carrière dans la danse, la sienne évidemment, il n’exagère rien. Quand, aujourd’hui, Xenos fait halte à La Villette, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, il faut saisir l’occasion de voir ce héros de la danse dans son dernier grand rôle, son legs ultime à la scène et à son public à travers le monde.
Thomas Hahn
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