Akram Khan, le diable et Gilgamesh
En juillet, Akram Khan créa Outwitting the Devil dans la Cour d’honneur, en Avignon. La pièce est désormais en tournée européenne, à commencer par Paris, au 13ème Art, présentée par le Théâtre de la Ville. Inspiré de l’épopée de Gilgamesh, Khan annonça un appel à sauver la nature sur la planète Terre. Qu’en est-il ?
Gilgamesh est mortel. Il le sait, et il en souffre. Au moment de sa vie où Akram Khan l’imagine pour cette pièce, le roi déchu est vieux et fragile, juste une ombre de sa puissance et de son rayonnement, qui faisaient de lui un des personnages les plus mythiques des grands récits fondateurs de l’humanité. Mais une ombre peut être une silhouette en puissance. Sauf qu’ici, Gilgamesh sait que ses jours sont comptés. Il doit donc se montrer capable d’affronter le diable et de se montrer plus malin que Satan.
Être plus malin que le diable
Et que fait le diable ? Il envoie à ce grand roi, guerrier, avide de pouvoir, hautain et tyrannique, les ombres de son passé, les souvenirs de ses combats, de ses ennemis, et moult remords. C’est ainsi que l’enfer appelle Gilgamesh. Le paradis manque à l’appel puisque la culture sumérienne de l’époque, environ 2 500 ans av. J-C., ne connaissait pas ce concept chrétien. Logique. Chez eux, la mort était synonyme d’enfer. Pour tous. Inéluctable. D’où une grande appréhension du dernier voyage dont même les héros ne sont pas exempts.
La comparaison est osée, mais elle s’impose, justement parce qu’il est difficile de trouver des chorégraphes au statut suffisamment mythique pour comparer leur rayonnement sur la danse à celui de Gilgamesh sur la Mésopotamie, région occupant une bonne partie de l’Irak actuel. Akram Khan pourrait s’en approcher, toutes proportions gardées. Et peut-être se projette-t-il un peu sur le personnage de Gilgamesh qu’il vient de créer, en collaboration avec sa dramaturge Ruth Little. Car le grand Akram Khan ne danse plus. Pas dans ses grandes pièces, en tout cas. Plus de rôle comme celui de Gilgamesh. Le fantassin indien qu’il avait incarné dans son solo magistral Xenos était son dernier grand rôle. Un manifeste.
Être plus malin que l’esprit de son corps
Et il annonce que désormais il sera plus malin que ce diable qui se niche en son propre corps, puisque son corps prend de l’âge. Plus malin parce qu’il ne s’arrête pas de danser. Mais non ! Il parle plutôt de son éveil face à une nouvelle façon de danser, qui est de faire danser ses propres idées par d’autres ! Et cela inclut même des danseurs plus âgés que lui ! C’est ainsi qu’il a choisi pour le rôle de Gilgamesh un magnifique vétéran. Celui-ci s’appelle Dominique Petit. On le connaît peu, et c’est pourquoi son retour sous les pleins feux fait sensation. Car ce Petit-là fait partie des innovateurs qui avaient animé, sous l’impulsion de Carolyn Carlson, le groupe de recherches à l’Opéra de Paris, un chapitre majeur de l’histoire de la danse qui date des années 1970 ! Il y a eu un avant et un après, au Palais Garnier et dans le monde de la danse.
Aujourd’hui, dans Outwitting the Devil, les cinq autres interprètes incarnent guerriers, monstres ou divinités sans que le spectateur soit incité à les identifier plus précisément. Et c’est malin aussi, puisque le sujet est bel et bien Gilgamesh. Ils viennent de la danse indienne ou philippine ou contemporaine occidentale, étudiée à Taiwan, Londres ou aux États-Unis. Tous sont à couper le souffle et valent le détour. Mais ils sont en même temps l’unique atout dans Outwitting the Devil, une pièce finalement sombre et monotone, noyée dans un déluge musical assourdissant et étouffant.
Danser avec le diable
En vingt ans de carrière de chorégraphe, a-t-on jamais vu Akram Khan passer à côté d’un sujet ou ennuyer son public ? Pourquoi cela arrive-t-il au moment où il se voit proposer la Cour d’honneur du Palais des Papes, au festival d’Avignon ? Est-ce en raison d’une confusion due à ses adieux à la scène ? De quel diable est-il ici la victime ? Clairement, le malin remporte la partie. Il insuffle au chorégraphe une monotonie infernale et une gestuelle certes impressionnante, certes en lien avec des arts millénaires comme le Kathakali, certes inspirée des arts martiaux et de bas-reliefs orientaux, mais quasiment immuable.
Affrontement sur affrontement, le combat n’est plus au service d’une épopée pour l’amener à son acmé, mais devient une fin en soi. Jusqu’à ce qu’on se demande où est donc passé cet appel à la conscience. Selon la légende sur laquelle s’appuie Akram Khan, Gilgamesh a détruit la forêt de cèdres (le Liban donc) alors qu’il avait été subjugué par la beauté de ses arbres et de la faune. On y trouve en effet une belle métaphore de l’anthropocène, avec une humanité qui commence à scier la branche climatique sur laquelle elle est assise.
Danser pour évacuer
Tout le monde pensait donc qu’Akram Khan allait faire sa Greta Thunberg. Mais il n’en est rien. Et il n’est pas interdit de prendre le public – et plus encore les “professionnels de la profession” – à contrepied. Au contraire, tout le monde y gagne, en général. Mais ici ? Khan (ou sa dramaturge) a dû se dire que, puisqu’un arbre peut cacher la forêt, il valait mieux ne pas en mettre du tout. Au final, Outwitting the Devil se déroule dans un espace entouré de cubes noirs, comme faits de pierre volcanique, de toutes les tailles et d’une géométrie des plus strictes, si bien qu’on se croit dans un temple ou autre lieu sacré, entretenu avec la parcimonie des moines japonais.
Ce n’est qu’à la fin de la pièce qu’on entend Gilgamesh – en fait Dominique Petit en voix off – se repentir de la destruction de la forêt de cèdres. Et on imagine l’effet qu’Outwitting the Devil aurait pu avoir, à l’heure où la forêt brûle en Amazonie, en Afrique et ailleurs, si Khan avait poursuivi sur la voie envisagée. Au lieu de quoi on voit s’enchaîner les combats et finalement une danse collective, telle une transe endiablée, faite pour évacuer une insoutenable douleur. D’où vient-elle ? Gilgamesh voit ici se croiser, en son propre corps, son passé violent et son avenir, en enfer. Akram Khan aurait-il eu des pensées (trop) sombres à ce moment de sa vie ?
Thomas Hahn
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