“Agua”, “Sur la montagne…” : les deux visages de Pina Bausch
Agua De Pina Bausch Avec le Tanztheater Wuppertal Du 7 au 15 mai 2016 Durée : 2h50 Théâtre de la Ville M° Châtelet www.theatredelaville-paris.com Auf dem gebirge hat man ein geschrei gehört De Pina Bausch Avec le Tanztheater Wuppertal Du 20 au 26 mai 2016 Durée : 2h30 M° Châtelet |
L’univers de Pina Bausch est drôlement extensible. La preuve par deux, en ce mois de mai parisien, de chaque côté de la place du Châtelet. L’insouciance d’Agua (au Théâtre de la Ville) contraste avec le tragique de Sur la montagne… (au Théâtre du Châtelet), créé dix-sept ans plus tôt, en 1984. Le changement de style est radical. Et pourtant, la matière humaine de la chorégraphe de Wuppertal reste reconnaissable entre toutes. Pour les 26 danseurs de la troupe, le grand écart atmosphérique est un jeu d’enfant. En 1984, Pina Bausch a déjà présenté au public quelques-unes de ses plus grandes pièces, dont bien sûr Le Sacre du printemps et très récemment Nelken (1982), devenu la pièce fétiche du public, ainsi que Bandoneon (1981). Suivront Two cigarettes in the dark (1985), Viktor (1986) et Ahnen (1987). Quelque peu enfoui entre tous ces monuments du répertoire bauschien, Auf dem gebirge hat man ein geschrei gehört (Sur la montagne, on entendit un hurlement) a connu une “carrière” nettement plus discrète. Une pièce sur l’inquiétude et la peur… Le millésime de création renvoie à Orson Welles (1984) et le sol couvert de terre du Sacre. Dès le départ, le spectateur surprend des gens très élégants en pleine traversée du brouillard. Un exode ? Le sol couvert de terre n’est ici pas prometteur de renaissance de la vie, comme dans le Sacre. Le grand scénographe Peter Pabst l’utilise maintenant dans une couleur plus “terre brûlée”. Comme son titre l’indique, Auf dem gebirge… est une pièce à paysage, investissant les terrains vagues de nos émotions. Car Bausch était une poète pur jus, comme peut-être aucun(e) autre chorégraphe depuis Marius Petipa. Plus libre que chez Roland Petit, plus sensuelle que chez Blanca Li, plus grimaçante que chez Mary Wigman, sa danse éclaire tous les recoins de l’âme humaine. Elle s’attendrit autant qu’elle nous fait rire. Et purtant, dans Auf dem gebirge…, tout n’est pas tragique, loin de là. Des clowns traversent la pièce, en maillot de bain rouge, gonflant des ballons de baudruche pour les faire éclater. Une fanfare de vieillards joue comme si on était sur les terres de l’Est. On entend les airs de Billie Holiday, Purcell, Mendelssohn, Fred Astaire, Boris Vian… Mais des femmes se font harceler par des hommes avec une violence croissante. Il faut aussi se rappeler que le titre fait allusion à Hérode qui, dans l’Évangile selon Matthieu, fait tuer les enfants de Bethlehem : “Un cri s’élève dans Rama, pleurs et longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants…” C’est la Pina de Café Müller, celle qui dénonce les abus des forts sur les faibles, la Pina révoltée… Et elle est en dialogue avec Raimund Hoghe, son dramaturge, aujourd’hui chorégraphe majeur. … et une autre pleine de joie de vivre De celles et ceux qui créèrent la pièce en 1984, on ne verra sur scène que Nazareth Panadero et Dominique Mercy ! Mais leur présence est précieuse. Le troisième, Lutz Förster, est aujourd’hui le directeur artistique de la compagnie. Et ce sont précisément les danseurs qui font le lien entre ce retour aux origines du Tanztheater de Wuppertal et Agua qui ouvre ce mai bauschien, au Théâtre de la Ville. Eux, et certains motifs. Par exemple, ce fruit violemment fourré dans la bouche d’une femme, qu’on retrouve dans Agua sous forme d’orange, délicatement offert à celle qui le mange en soupirant de bonheur. Scéniquement aussi, tout est inversé. Un écran blanc, rond et vertical pour Agua remplace le terreau noir, horizontal et infini de Sur la montagne…. Agua est un divertissement sur fond de vidéos de palmiers, de faune amazonienne, d’Indios heureux de vivre, de survols de l’Amazonas, de batucadas et autres stéréotypes. 2001, c’est une tout autre époque dans l’œuvre de Madame Philippina Bausch, dite Pina, cette période où elle jette son dévolu sur l’Institut Goethe de tel ou tel pays pour y poser les valises de la compagnie et s’imprégner de l’ambiance, pour finalement raconter toujours les mêmes anecdotes sur les rapports entre les sexes. Mais elle sait désormais s’en amuser. Dans ce catalogue de clichés brésiliens, Bausch et sa troupe s’éloignent plus que jamais du romantisme dont elles sont issues. Agua est la version propre, pop et caïpirinha de Nelken et autre Café Müller. Dans son eurocentrisme, Agua reproduit les travers d’un tourisme qui se résume à la recherche de soleil et d’un décor de rêve. Les innombrables tableaux et solos de danse pourraient par ailleurs figurer sur des affiches de toutes sortes de produits de luxe. Le génie de Bausch réside dans la capacité à nous scotcher avec ces belles images, exactement comme dans une publicité, puisqu’elle sait tout de nos désirs secrets ou affichés. Le public la remercie, chaleureusement. Mais elle n’est plus parmi nous, et ce sont les interprètes qui recueillent les ovations. Ils portent l’âme de la pièce, et c’est grâce à eux et à la communauté qu’ils forment qu’Agua coule de source, quinze ans après sa création, malgré son goût sirupeux.
Thomas Hahn [Photos © Oliver Look, Bettina Strenske, Uli Weiss, Iko Freese]
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