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“Absalon, Absalon !” : le vertige d’un théâtre total

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

A la Fabrica, Séverine Chavrier, metteure en scène et directrice de la Comédie de Genève, nous immerge totalement dans le flamboyant roman de l’Américain William Faulkner avec un spectacle qui convoque en même temps l’art de l’acteur et l’utilisation de la vidéo, sans oublier un accompagnement musical omni présent. Une manière forte de mettre KO le spectateur après l’avoir plongé dans un univers social et politique en forme de cauchemar, à livre ouvert, et durant cinq heures de performance hallucinée.

Une histoire brûlante

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Dans « Ils nous ont oubliés », Séverine Chavrier s’emparait du roman infernal de Thomas Bernard pour nous introduire dans la tête du héros de La Platrière, enfermé avec sa femme dans une usine de plâtre désaffectée. Sadisme, masochisme, jeux de domination morbide allaient de pair avec une composition musicale obsédante jouée par des percussions en direct dans un décor de forteresse battue par la neige et le vent. L’univers de William Faulkner nous embarque plein Sud, dans les champs de coton des Etats-Unis soumis à une forte ségrégation durant plus de deux siècles. C’est l’histoire d’un homme blanc, venu de nulle part et sans aucune éducation, qui se fait renvoyer à 12 ans, alors qu’il sonnait à la porte, par un esclave noir qui lui demande de faire le tour de la maison. Sa soif de vengeance et de reconnaissance sociale le conduisent à multiplier les actes de violence et de domination, dans le but d’acheter une grande maison et d’y fonder sa dynastie, multipliant les épouses et les enfants, fuyant chaque goutte de sang noir par une soif absolue de purification. L’œuvre monumentale et polyphonique donne la parole aux survivants de cette dynastie et aux fantômes qui en ont subi les traumatismes. Elle est traversée par la terrible Guerre de Sécession (1861-1865) qui voit les Etats-Unis s’entre-déchirer entre le Nord et le Sud dont les principaux états, Caroline du Sud, Mississippi, Louisiane revendiquent la ligne dure du maintien de l’esclavage, et déclarant la guerre au Président Lincoln qui vient d’être élu.

Performance organique

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La scène qui est devant nos yeux est toute entière recouverte d’une terre noire. Elle semble totalement brulée, et contraste avec le gigantesque écran sur lequel seront projetées, à l’aide de caméras fixes et mobiles, les principales scènes du spectacle. Un groupe de jeunes gens, dans une voiture, échangent, s’amusent et plaisantent. Les origines culturelles sont mélangées, et la caméra virtuose de Quentin Vigier produit des images d’une richesse incroyable : brouillées, multipliées, en noir et blanc ou couleur jaune et sépia. La caméra invisible épie l’intimité de chacun, fouilles les entrailles des personnages, se ballade dans les pièces de la maison et l’habitacle des voitures. Car ce plateau est un no man’s land brulé de soleil et de violence, où chacun passe et trépasse en se lovant dans des voitures ou dans la maison, amour et amitiés abîmées par un racisme congénital. La bâtisse coloniale est d’ailleurs placée derrière l’écran, avec ses différentes pièces qui servent d’espace de jeu et de cinéma. Il s’agit pour la mise en scène de s’attacher à chacun des personnages, ainsi qu’à chacun des acteurs, pour en tirer les fils de son histoire familiale, entre Faulkner et sa propre vie. Tout déborde dans ce spectacle, ce qui fait que notre compréhension s’essouffle souvent. La multiplicité des points de vue, les allers-retours de cette tragédie coloniale, les digressions des comédiens, le bruit et la fureur des scènes dionisyaques qui mettent les interprètes en transe, la pulsation de la guitare haletante d’Amel Longa, incessante, produisent un véritable maelström dans la tête et le cœur des spectateurs.

Acteurs éblouissants

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Pour servir une telle exigence dramaturgique, Séverine Chavrier s’entoure d’une bande de comédiens éblouissants. Laurent Papot, illuminé et athlétique, campe un pater familias démiurge qui cavale sur la scène comme s’il chevauchait un cheval Mustang. Son jeu cinématographique s’inspire du cinéma américain, comme s’il « bouffait » l’écran de la scène. Annie Mercier est royale, d’une humanité bouleversante dans le personnage de la belle soeur frustrée et déjantée, voix rauque, silhouette pesante et regard fatigué. Adèle Joulin, Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Jimy Lapert, Hendrickx Ntela et Kevin Bah forment cette équipe d’interprètes hors-normes, capables de danser et de cascader sur des voitures -il y en deux sur le plateau-, de jouer plusieurs personnages devant et derrière la caméra. Ce sont eux, avec leur puissance de jeu et leur vitalité brûlante, qui nous font oublier les longueurs de certaines scènes. Un chien, des dindons, font aussi partie de la distribution de ce spectacle dont l’équipe technique, des effets lumière au son, de la gestion de la vidéo à la création des poupées qui viennent joncher le sol à la fin comme des grenades dégoupillées, participent d’un spectacle total. En cette période troublée par les extrémismes et la fureur politique qui envahit dangereusement les continents, le théâtre se fait en quelque sorte le miroir du monde.

Hélène Kuttner 

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