À l’Opéra Garnier, une meute de chiens lunatiques
Pour la première fois, le chorégraphe allemand Marco Goecke crée une pièce à Paris. Nocturne et lunaire, Dogs Sleep est un choc esthétique et physique pour le Ballet de l’Opéra de Paris, un électrochoc qui illumine une soirée en trois parties qui n’aurait affiché que peu d’éclat sans la révolution gestuelle venue d’outre-Rhin.
Quand les chiens dorment, leurs rêves sont d’une terrible beauté… Saccadée, fiévreuse et nerveuse, la gestuelle prônée par Marco Goecke témoigne d’explosions intérieures permanentes. Nous pourrions nous trouver dans un cimetière où dansent des Willis survoltés et haletants. On pourrait bien voir dans ces créatures des cerbères, des esprits ou des robots lunatiques, ou toute autre forme de créature asexuée, née dans l’imaginaire d’un dessinateur de BD ou d’un cinéaste expressionniste.
Une virtuosité survoltée…
L’univers de Marco Goecke mise sur des micro-articulations, lancées à une vitesse vertigineuse. Les mouvements sont souvent répétitifs, parfois mécaniques ou obsessionnels, rappelant les ressorts d’une montre, l’état psychique en plus. Et on pourrait prendre pour des films d’animation ces corps secoués qui hantent le plateau, tellement l’ambiance dans Dogs Sleep questionne la perception visuelle et la frontière entre le réel et l’illusion. Il faut dire que les sept danseurs du Ballet de l’Opéra – même asexués, même plongés dans le brouillard et une lumière minimale – donnent un sacré coup de légèreté et d’accélération à une gestuelle déjà sublimée par beaucoup de compagnies à travers le monde. Mais ce qu’on voit ici est tout simplement à couper le souffle.
… et pourtant macabre
On songe parfois à Fritz Lang, ou à une danse aussi survoltée que le krump ou encore à l’explosivité puissamment ordonnée des unissons chez la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, que le public européen ovationne debout. Et pourquoi pas à Wayne McGregor et ses créations si haletantes avec le Ballet de l’Opéra de Paris. Sauf que Goecke ne transforme pas les interprètes en machines à danser. Chez lui, tout ramène à l’individu et ses états psychiques. La mécanique des corps n’est jamais une fin en soi, elle résulte d’un état intérieur palpable : exaltante, terrifiante et ici tout à fait lunatique.
Au sol, du brouillard. Au-dessus du plateau, l’image radio d’une colonne vertébrale canine. Dans la fosse, l’orchestre de l’Opéra national de Paris, à un moment envahi par le brouillard scénique, et ce, justement sur Fêtes, le troisième mouvement des Nocturnes de Claude Debussy. Ceci pour illustrer davantage la radicalité de la démarche de Goecke, largement acclamé en Allemagne et souvent sollicité pour créer avec des compagnies internationales. À son palmarès, les Ballets de Monte-Carlo, les Grands Ballets Canadiens, le Ballet de l’Opéra de Vienne et tant d’autres.
Nijinsky jazzy
C’est donc la première fois qu’on peut découvrir son univers à Paris. Et sa meute de chiens humains vaut à elle seule le détour pour cette soirée en trois parties. Goecke articule et module les ambiances avec une précision surprenante, ajoutant au minimalisme des gestes (à effet maximal) un minimalisme scénique tout aussi efficace. Les chiens se dirigent vers une chute surprenante et ironique, quand le tableau final – après Ravel (Valses nobles et sentimentales) et Debussy – propose une ambiance jazzy avec April in Paris, chanté par la crooneuse Sarah Vaughan tout en déclinant la gestuelle de Nijinsky dans le faune.
Et on finit par se dire que Goecke apporte dans ses valises une touche de Nijinsky contemporaine, dans le sens qu’il introduit une nouvelle animalité et surtout une nouvelle articulation des bras. Et qu’il y met du piment. Ce qu’on ne peut pas dire du duo d’ouverture de la soirée, une reprise de L’Après-midi d’un faune justement, imaginée par Sidi Larbi Cherkaoui. L’Opéra de Paris a en son répertoire la version de Jérôme Robbins, bien plus passionnante même si elle n’aurait pas fait bon ménage avec Dogs Sleep. En revanche, on ne comprend à aucun moment pourquoi Cherkaoui a voulu ajouter à Debussy des excursions plutôt indiennes signées Nitin Sawhney, sauf à se dire qu’il cède là à un effet de mode, Sawhney étant la nouvelle coqueluche de la musique world londonienne.
Un nouveau regard sur le couple ?
Mais si ce “Faun” reste pâle et donc inoffensif, la création du Suédois Pontus Lidberg – comme Goecke très demandé par les compagnies de ballet internationales – laisse carrément perplexe. Sur Les Noces d’Igor Stravinsky, Lidberg demande à dix-huit danseurs – de loin le plus grand effectif de la soirée – des portés, des étreintes, et surtout des courses pour entrer en scène, pour en sortir, pour revenir, pour créer des unissons lors du bal obligatoire, sans révéler en quoi un tel esprit West Side Story ajoute une vision contemporaine du mariage, comme il l’annonce pourtant dans le livret-programme de la soirée.
Il est confondant de voir qu’une œuvre musicale et chantée de 1923 peut sonner tellement plus moderne qu’une chorégraphie censée nous parler des relations amoureuses en notre époque. Car même le duo de Cherkaoui nous en dit tellement plus, dans le crier sur les toits… Mais qu’importe si Cherkaoui et Lidberg agissent en berceuses. Il y a Dogs Sleep qui excite et réveille !
Thomas Hahn
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