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À l’Opéra Garnier, Mats Ek libère le Boléro

Thomas Hahn 24 juin 2019
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Bolero de Mats Ek: Antonin Monie et Caroline Osmont (©) Ann Ray-Opéra National de Paris

Vous pensiez qu’on avait tout osé sur le Boléro de Ravel ? Mats Ek nous prouve que la liberté est infinie. À 74 ans, le Suédois envoûte le Palais Garnier avec deux créations. D’abord, un duo où l’on voit la directrice de la danse, Aurélie Dupont en personne. Et puis, un Boléro exaltant, à voir absolument !

Ce programme de trois pièces du Suédois légendaire est en soi un événement. Tout le monde l‘avait pris au sérieux quand il déclara, il y a quatre ans, qu’il allait mettre un terme à sa carrière et même ne plus remonter ses classiques, Comme Carmen ou Giselle et autres Lac des Cygnes, tant appréciés par le public et les compagnies de ballet à travers le monde. Et soudain, il revient. Pas n’importe où, mais à cette compagnie et cette maison qui l’apprécie tant, et bien sûr en France, où son talent a été reconnu plus fortement qu’ailleurs.

Si Mats Ek prend une retraite de sa retraite, c’est que la scène doit être inscrite dans ses gènes. Sa mère, Birgit Cullberg, fonda la compagnie de ballet qui porte son nom en 1945, l’année de naissance de son fils Mats. Lequel entra dans le Ballet Cullberg à l’âge de 28 ans. Il y retrouva son frère Niklas, qu’il retrouve aujourd’hui dans « Boléro ». Et qui n’a jamais vu la photo de Carmen, fumant un gros cigare ? Cette image, la plus iconique de l’œuvre de Mats Ek, montre bien sûr Ana Laguna, la danseuse espagnole et soliste de la compagnie. Et épouse de Mats Ek, bien sûr.

Carmen de Mats Ek (©) Ann Ray-Opéra National de Paris

Carmen

Le programme que Mats Ek et le Ballet de l’Opéra de Paris présentent jusqu’au 14 juillet prend donc appui sur la figure la plus célèbre du couple de Stockholm, pour ouvrir sur deux créations, dont un duo qui se regarde comme une réplique à une série de pas de deux consacrés à la relation du couple et à la vie au quotidien. Car les pièces de Mats Ek ont bien sûr leur gestuelle absolument unique, mais se nourrissent aussi de la grande sensibilité du chorégraphe, notamment pour des héroïnes féminines.

Carmen, donc. Chez Ek, l’ouvrière et femme fatale est moins un fantasme qu’une personne revendiquant l’égalité des sexes. Jusqu’à allumer un gros cigare. Une combattante sur laquelle se projettent des visions féministes et émancipatoires, alors que dans la source, la nouvelle de Prosper Mérimée, le personnage était un fantasme masculin, voire machiste. Mats Ek créa le rôle en 1992, justement pour Ana Laguna. Sur mesure donc. Pour une femme de 38 ans, très épanouie dans le style de son époux, avec sa gestuelle si unique qui frôle l’expressionnisme.

Mais une Amandine Albisson, danseuse étoile de l’Opéra de Paris, n’a pas 38 ans. Elle a par contre une formation qui privilégie la fluidité des bras, alors que Mats Ek chorégraphie tout en articulations. Et la Carmen de Mats Ek n’a pas su conserver la fraîcheur d’antan, ni dans ses décors, ni dans les costumes. Malgré quelques étincelles, la pièce souffre de l’élégance parisienne d’Albisson, gentille adolescente dans un rôle trop angulaire pour elle.

Another Place

Après l’entracte cependant, la soirée décolle. Et on voit que les adieux ne sont pas toujours aussi définitifs qu’ils peuvent paraître. Aurélie Dupont n’a rien perdu de sa fraîcheur, elle continue à danser alors qu’elle avait célébré ses adieux à la scène en 2015. Mais elle a continué à danser depuis… L’événement est tout de même notable, car depuis Patrick Dupond, qui dirigera le Ballet de l’Opéra de 1990 à 1995, la troupe n’a pas connu de directeur de la danse occupant le plateau !

Dans Another Place, Aurélie Dupont et Stéphane Bullion correspondent parfaitement au souhait de Mats Ek de confier les deux rôles à des danseurs ayant traversé la vie et pouvant en nourrir leur interprétation. Tout se joue autour de leur relation, leurs souvenirs, et une table. Le ballet des mains sur cette table devient un débat comme seuls de vieux couples peuvent en mener. Les deux passent par la tendresse, la mélancolie, les espiègleries, l’autodérision, l’égotisme de l’homme, la souffrance de la femme (en silence).

Mais au fur et à mesure, les deux rajeunissent et Aurélie Dupont montre qu’elle aurait été une formidable Carmen. L’esprit de Mats Ek lui va comme un gant. Mais dans tous les pas de deux de Mats Ek autour d’une table, il y avait aussi une porte ! On l’attendait, on la cherchait. Elle ne fait pas surface. Jusqu’à ce que, à la fin de Another Place, le rideau de fer se lève en fond de scène et libère la vue sur le fameux Foyer de la Danse, avec ses lustres et son opulence, qui semble ouvrir tout droit sur un rêve.

Bolero de Mats Ek (©) Ann Ray-Opéra National de Paris

Boléro

Mais c’est avec Boléro que Mats Ek nous surprend définitivement ! Comme s’il existait trois Mats Ek, celui des années 1990 et 2000, celui qui plus de vingt ans après tire le meilleur du premier, et finalement un troisième, d’une incroyable légèreté. On croyait pourtant avoir vu tant de chorégraphes aborder ce méga-tube de l’histoire musicale qu’il n’y aurait rien à ajouter. Mais Mats Ek n’a aucune intention d’ajouter. Au contraire, il enlève et il libère.

A l’attendu et l’effet de répétition de la partition, Ek oppose des mouvements d’ensemble, des solos, des duos, en élévation ou en rampant au sol. Surprise après surprise. Rien jamais ne se répète, rien ne s’annonce avec certitude. La musique est prévisible, la danse des plus imprévisibles. Ek n’a pas besoin de suivre le célèbre crescendo. Il est libre. Et les danseurs tout autant. La danse traite Ravel comme s’il s’agissait d’une musique minimaliste des années 1990, comme une source d‘énergie. Mais les danseurs ne lui doivent rien. Il lui font des cadeaux. En masse. Ou seul, à deux, en petits groupes. Comme si tout se dessinait spontanément.

Bolero de Mats Ek (©) Ann Ray-Opéra National de Paris

Il y a juste ce vieil homme dans son costume et son chapeau blancs. Il ne cesse d’apporter de l’eau, dans un sceau, et de verser cette eau dans une baignoire. Parfois il s’arrête pour contempler les danseurs qui semblent exécuter un étrange rituel. Puis, ils le portent ou le tirent au sol, le sortent de scène. Et pourtant, il revient, toujours. Comme quelque chose d’inéluctable, d’indéboulonnable. Lui, c’est Niklas Ek, le frère de Mats Ek, ancien danseur au Ballet Cullberg, et aujourd’hui acteur. Chez les Ek, la danse est une affaire de famille. Et il faut espérer que Mats Ek continue de chorégraphier, dans cette veine libre, intemporelle et pleinement d’aujourd’hui, avec cet humour, signe de maturité humaine et artistique. Les années de pause lui ont fait du bien, visiblement.

Thomas Hahn

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