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A Chaillot, Emanuel Gat salue Boulez en Dérive et Fureur

Thomas Hahn 7 janvier 2019
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Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

« Story Water » : L’une des meilleures compagnies de danse françaises et l’un des meilleurs orchestres contemporains allemands dans une vibrante chorégraphie des corps et des esprits. Emanuel Gat Dance et Ensemble Modern de Francfort se lient d’amitié et d’ambition, dans un subtil concert chorégraphique, jusqu’à s’envoler sur une inspiration « Folk Dance » collective.

Une composition de Pierre Boulez qui culmine dans une sorte de tsunami musical (« Dérive 2 »), une partition de Rebecca Saunders (« Fury II ») qui interroge les silences derrière le furioso musical, et un troisième set traversé par les musiques et danses traditionnelles de tous les continents (« Folk Dance ») : La nouvelle création d’Emanuel Gat déploie une surprenante dramaturgie des ambiances et des énergies. Et elle nous parle des liens qui se tissent entre les êtres pour former une communauté.

Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

Comme à leur habitude, les danseurs de Gat se lancent dans de larges parties improvisées qui ont toujours l’air d’avoir été répétées au cordeau. Telle est l’entente naturelle entre ces interprètes qui se connaissent les uns les autres et forment un ensemble parfaitement organique. Nous assistons ici à leur rencontre avec une formation musicale d’envergure : Ensemble Modern, le célèbre orchestre contemporain de Francfort, bien ancré dans les mémoires du public parisien pour ses spectacles partagés avec le metteur en scène Heiner Goebbels.

De l’art pour l’art

Crée au Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, « Story Water » tourne désormais dans sa version définitive, et donc délesté des projections didactiques militantes (sur les conditions de vie à Ghaza, l’accès à l’eau potable…) qui alourdirent le spectacle à Avignon. « Story Water » est ici une pièce d’art pur, où danseurs et musiciens partagent un « simple » plateau de théâtre. Et la référence à l’eau se limite à celle du poème soufi qui inspira le titre: « Une histoire est comme l’eau que tu chauffes pour ton bain / Cette eau te transmet des messages, entre le feu / Et ta peau. »

C’est une jolie valse des exils artistiques : Voilà donc une compagnie de danse française dirigée par un artiste d’origine israélienne et une formation musicale contemporaine de Francfort jouant sous la baguette d’un chef d’orchestre français. Ensemble, ils interprètent d’abord « Dérive II » de Pierre Boulez, pour enchaîner avec « Fury 2 » de la compositrice britannique Rebecca Saunders qui, elle, vit et travaille à… Berlin!

Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

Une pièce subtile en trois parties

Les partitions musicales de Story Water sont particulièrement exigeantes. Avec Dérive 2 de Pierre Boulez et Fury II de Rebecca Saunders, le chorégraphe a choisi deux œuvres singulières et « extrêmement physiques », comme le dit le chef d’orchestre français Franck Ollu, spécialiste des musiques contemporaine et baroque et étroitement lié à Ensemble Modern. C’est Ollu qui dirige la formation dans les trois parties musicales de Story Water, même si Gat s’amuse à remettre en cause l’autorité du chef: « Dans la troisième partie, nous n’aurions même pas besoin du chef d’orchestre, puisque moi, les danseurs et les musiciens avons tout créé ensemble. »

A Boulez et Saunders s’ajoute en effet un finale composé collectivement par Gat et les musiciens d’Ensemble Modern, où s’entremêlent danses et musiques traditionnelles de Taiwan, Hawaï, Irlande, Bulgarie et autres, et côté danse la Tarantella italienne et le Schuhplattler des Alpes germaniques, au beau milieu de danses hongroises, irlandaises, taïwanaises et tant d’autres. A chaque musicien, Gat avait demandé de choisir une musique traditionnelle, comme il le fait pour la danse avec sa propre compagnie. Ensuite, le travail consista à confronter et mélanger ces traditions, pour les mettre en perspective.

Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

Suspense et courage à tous les étages

De la danse la plus puissante (emportée par le tsunami final de Boulez) à la plus intimiste (paradoxalement dans la première partie de la même composition), la compagnie crée et maintient le suspense à travers la composition très structurée de Saunders qui joue aussi sur les silences et le lien entre les danseurs et les musiciens. Au milieu du plateau, le soliste contrebassiste s’intègre dans la chorégraphie, son geste musical devenant une danse en soi.

Saunders : « Il y a une relation forte entre le soliste et le chef d’orchestre qui se reflète dans l’attention des danseurs entre eux. Le contrebassiste, au geste musical et physique très expressif, crée une relation très intime avec son instrument. Entre les deux, c’est une danse de couple, une relation complexe et vivante, une vraie histoire d’amour. Mais ce n’est pas facile pour le soliste! Quand un musicien est ainsi exposé  aux regards, il se sent carrément nu au début. »

Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

Selon Emanuel Gat, « Pierre Boulez disait que s’il rêvait de voir l’une de ses compositions dansées, c’était justement « Dérive 2 », mais dans la réalité aucun chorégraphe ne s’y est jamais attaqué. » C’est la partition elle-même qui peut en être la raison, car Gat lui-même est forcé de constater : « Ce n’était pas facile d’entrer dans l’univers de « Dérive 2 ». Mais quand nous avons travaillé sur l’avènement du matériau chorégraphique, ces improvisations ont fait surgir une musicalité naturelle qui sied parfaitement à la pièce de Boulez. On s’arrête, on essaye quelque chose, on revient en arrière, et la musicalité surgit… »

Le paradoxe de la liberté

C’est donc chose faite pour danser « Dérive 2 », et ce dans un style qui aurait certes étonné mais aussi fasciné le grand Boulez, justement par la grande liberté stylistique et chorégraphique derrière laquelle se tisse un fil plus intérieur à l’œuvre. Aussi Gat évite-t-il toute illustration immédiate. Les bienfaits de cette liberté n’ont pas échappée à Rebecca Saunders qui admire chez le chorégraphe « sa capacité à transposer, de façon très subtile, les articulations dynamiques de la musique en langage chorégraphique » et qui ajoute que « même à des moments où tous les danseurs sont couchés au sol, ils créent un vrai suspense. »

Story Water, chorégraphie Emanuel Gat ©Julia Gat

Jusqu’au bouquet final, où, côté costumes, la couleur reprend ses droits, où les rythmes et les mouvements gagnent en verticalité et en rythme, où ils vont vers la fête et la transe sans perdre de leur précision. Au contraire, ils nous paraissent ici plus soumis à des codes qu’avant, et c’est bien de cela que parle « Story Water »: Les relations entre communauté, bonheur et liberté sont complexes et tout à fait paradoxaux, et c’est qui les rend si passionnants.

Thomas Hahn

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