Francis Huster : “Il a compris qu’il était et noir et blanc”
Le Joueur d’échecs Adapté par Éric-Emmanuel Schmitt Mise en scène de Steve Suissa Avec Francis Huster Jusqu’au 31 mai 2015 Tarifs : 40 €, 32 €, 25 €, 20 € et 12 € Réservation au Durée : 1h15 Théâtre Rive Gauche M° Edgar Quinet (ligne 6) |
Jusqu’au 31 mai 2015
Le Joueur d’échecs, mis en scène par Steve Suissa, adaptation d’Éric-Emmanuel Schmitt de la nouvelle de Stefan Zweig, s’avère un franc succès. Le spectacle est prolongé jusque fin mai 2015 au Théâtre Rive Gauche. Francis Huster, seul en scène pendant une heure quinze, réalise une véritable performance. Lors d’une rencontre avec Artistik Rezo, l’artiste ouvre les coulisses de la pièce, livre ses réflexions sur la personnalité de Zweig, sur le travail de l’acteur et rappelle l’aspect engagé de la création qui fait écho selon lui à une actualité troublée par la barbarie et l’obscurantisme. C’est en proie au plus profond désespoir que Stefan Zweig rédige sa dernière nouvelle. Le Joueur d’échecs met en scène une incroyable partie. Monsieur B., aristocrate viennois raffiné, simple amateur, affronte Centovitz, champion du monde, brute lente, cupide, inculte et revêche. Alors qu’il pressent comme inéluctable et irréversible la défaite de la civilisation face à la force brute incarnée par le nazisme, l’écrivain, dans son exil au Brésil, organise son suicide avec sa jeune femme Lotte. Éric-Emmanuel Schmitt met en abyme la biographie de l’écrivain et sa nouvelle. Le narrateur et Stefan Zweig ne forment qu’un seul et même personnage. Le suicide final du novelliste est porté sur les planches. Ce travail d’adaptation efficace, fidèle à l’œuvre concise, intense et passionée de Zweig, provoque d’essentielles réflexions sur la culture, l’intelligence, la civilisation, l’obscurantisme, l’enfermement ou la folie. Seul en scène pendant une heure quinze, Francis Huster incarne quatre personnages. Acteur, narrateur, il interprète avec brio un Monsieur B. qui sombre dans la démence. Dans une interview-fleuve, l’artiste défend avec ferveur cette création. Avez-vous travaillé sur l’adaptation de la nouvelle de Zweig ? Non. L’adaptation est exclusivement le fruit du travail d’Éric-Emmanuel Schmitt. À la lecture de la pièce, je n’ai souhaité changer qu’une seule chose, il s’agissait de la dernière phrase. À la place de “Je suis si heureux depuis que j’ai pris cette décision”, je préférais “Depuis que j’ai pris cette décision je suis si heureux”. Schmitt m’a immédiatement donné raison. Je voulais terminer sur le sourire. Ce que je trouve incroyable, c’est que je porte un costume blanc. Or, quand je jouais le docteur Rieux dans La Peste il y a plus de vingt ans, j’étais en costume noir. Ce rôle m’avait stigmatisé en noir. Donc je suis très heureux parce que cette pièce m’a libéré de La Peste, comme Lorenzaccio m’avait libéré du Cid. D’autre part, cette création est pertinente parce que notre époque contemporaine présente des similitudes troublantes avec les dernières années de la vie de Zweig. Le mal et le blanc… la partie d’échecs est commencée avec le terrorisme. Tout ce que les nazis ont fait avec la complicité de plusieurs pays… C’est exactement ce qui est en train de se passer aujourd’hui. Donc quand les gens entendent ce texte, il y a quelque chose de subliminal qui se passe. C’est presque eux qu’ils applaudissent en se levant et en disant : “Merci, j’ai compris !” Francis Huster, comme Camus, est un auteur parmi les plus lus dans le monde entier, les plus traduits. Il est respecté, adoré… Or, Albert Camus, vis-à-vis de la guerre d’Algérie et du problème algérien, n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire. Au discours de réception du prix Nobel, il aurait dû dire : “Voilà ce que je pense du problème algérien” et le monde entier aurait été bouleversé. De la même façon, Stefan Zweig n’a absolument jamais, pendant les années 1930, écrit un “J’accuse… !”. Quand a-t-il été faire un discours devant la Société des Nations ? Quand est-il venu en France pour se faire publier, lui qui parlait parfaitement quatre langues ? Quand, en Angleterre, a-t-il dit en 1941 ou en 1942 : “Gloire à la RAF ! Gloire aux Anglais qui ont sauvé le monde !” Quand, quand a-t-il réagi ? Pendant ce temps-là, il y a des jeunes étudiants allemands qui se font décapiter comme Scholl. Pendant ce temps-là, il y a Jean Moulin qui se fait torturer. Pendant ce temps-là, il y a Kolbe qui va jusqu’aux camps de concentration où il meurt. Pendant ce temps-là, il y a Berty Albrecht en Belgique qui se fait décapiter… Ce qui est extraordinaire, c’est de se dire que même les plus grands ont commis la même erreur et sont restés passifs. Donc je suis extrêmement fier de la réussite de Schmitt et de Steve Suissa au Théâtre Rive Gauche qui, par le fait d’avoir réagi, a gagné ses lettres de noblesse. Vous interprétez plusieurs personnages dans ce seul en scène. Affectionnez-vous un rôle plus particulièrement ? Dans cette pièce, le rôle revenait à Monsieur B. Il est faux de croire qu’on peut interpréter plusieurs rôles ; c’est comme un pianiste et l’orchestre ! Cette opportunité de travailler sur la folie était formidable. Travailler techniquement les autres rôles, commencer par un Monsieur B. normal et peu à peu devenir fou, en vingt minutes montre en main, je me suis dit : “Ça, c’est pour moi !” C’était une occasion unique. Hamlet et Lorenzaccio font semblant d’être fous mais ne le sont pas. Il s’agissait d’un véritable défi. Éric-Emmanuel Schmitt, qui est venu assister à la dernière répétition, m’a dit que je n’avais pas encore trouvé Monsieur B. Et on était à deux jours ! [rires] Je n’osais pas le faire, je ne voulais pas tricher et je n’avais pas la clé. Et il se trouve que, fait incroyable, il s’est fracturé les deux pieds avant un voyage en Russie. Il m’a prévenu par SMS qu’il serait absent une semaine. Je lui ai alors renvoyé un SMS en lui disant : “Mais c’est ça la clé ! Il a fracturé son âme !” J’allais le jouer en fracture d’âme, en distanciation et en dérision. C’est ça la folie, c’est les gens qui trouvent tout drôle ! Et j’ai pensé à Michel Serrault, j’ai pensé à Daniel Prévost… Vingt-quatre heures après ça y était ! Du passé simple de la narration (conservé dans l’adaptation) à un moment de théâtre qui doit être rendu présent, quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confronté ? La difficulté c’est de ne pas s’écouter parler. Il y a des pièces où l’on est obligé de s’écouter parler. Ce n’est pas du cabotinage ; chaque phrase correspond à la phrase précédente et précède la phrase qui suit, donc il y a un rythme à respecter. Dans Le Misanthrope, si jamais on ne s’écoute pas, ça part dans tous les sens, le public ne comprend rien. Et donc c’est aisé alors que là c’est le contraire. Là, il ne faut absolument pas s’imprégner de ce que l’on vient de faire. C’est épuisant, c’est une concentration d’enfer. Je ne me rends absolument pas compte de combien de temps dure la représentation. Je ne me rends compte de rien excepté lorsque j’enlève mes lunettes pour faire Monsieur B. avant de m’asseoir. Je vois mes mains qui tremblent et je me dis : “Ah oui ! Il faut que je m’asseye !” Lorsque je me relève, que je remets ma veste et mes lunettes, j’ai comme l’impression de revenir dans la pièce. Ça pourrait durer dix minutes. Alors qu’il y a des pièces, c’est le contraire, je suis là, dans le tempo. Qu’est-ce qui vous a le plus séduit dans cette pièce assez emblématique puisqu’il s’agit de la dernière pièce écrite par Stefan Zweig avant qu’il ne se donne la mort ? Ce qui mérite un coup de chapeau dans la version de Schmitt, en dehors de la fluidité de son adaptation, c’est que c’est une traduction donc il a choisi ses mots. Il a eu aussi cette idée que la partie des blancs et des noirs c’était aussi la partie de mort de lui contre lui-même. Un homme peut être et le diable et sublime dans son art. Voltaire n’était pas tout blanc. Zweig s’est suicidé avant sa femme. C’est-à-dire qu’il a pris le véronal en costume-cravate, il s’est allongé sur le lit et il est mort. Lotte a assisté à sa mort… Comment a-t-il eu le culot de se tuer avant elle ? Elle a d’abord éclaté en sanglots, elle l’a vu mort, elle a eu cette souffrance-là. Deuxièmement, il lui a fallu un courage supplémentaire, devant la rigidité, le rictus, l’horreur de la mort, de se tuer elle-même, de s’allonger sur le lit… Mais comment a-t-il pu oser faire ça ? Alors qu’il aurait pu faire le contraire. Il aurait dû s’allonger à côté d’elle, lui faire boire le poison, être avec elle jusqu’au dernier moment, la voir mourir et après se tuer. Il a voulu s’épargner à lui-même la souffrance de sa mort à elle. C’est honteux ! Il a compris qu’il était et noir et blanc. Il a compris qu’il n’avait pas combattu le nazisme comme il aurait dû le faire. Il a compris qu’il n’avait pris aucun risque. Et finalement, il s’est assassiné, puisqu’il savait très bien qu’il avait encore dix ans devant lui pour écrire des truc sublimes. Donc ce n’est pas un suicide, c’est un crime ! Dans Roméo et Juliette, Roméo se tue parce qu’il croit Juliette morte, Juliette de même. Il ne s’agit pas d’un suicide mais d’une volonté de se rejoindre à travers la mort ; c’est un voyage d’amour. Les suicides de Mayerling, de Kleist pareil. Mais pas celui-là. Donc ça veut dire qu’il avait un tel ego qu’il a organisé sa propre défaite… Exactement ! D’autant plus qu’il a choisi exprès le même chiffre que la mort de Freud, le même jour. Et il avait fait l’éloge funèbre de Freud. C’est hallucinant ! Vous avez la réputation de changer constamment votre interprétation et de prendre des risques sur scène. Pour moi, une représentation théâtrale, c’est comme un match de foot. Jamais elle ne doit être la même. C’est contraire à l’art qu’un acteur sur scène ne crée pas. Et donc chaque représentation, toute ma vie, elle a été différente. Parce que ça te met en danger. Sinon il est possible d’attendre trois cent fois avant d’assister à un spectacle. Je pense que le public n’accepte pas que l’acteur fasse semblant. C’est d’ailleurs l’erreur que font beaucoup d’hommes politiques. C’est là où le choix du rôle est important. Qu’apporte l’artiste en plus par rapport à une simple performance technique ? Je pense que ce que peut apporter l’artiste, prenons l’exemple de Michel Bouquet dans Le Roi se meurt, de Robert Hirsch dans Le Père de Florian Zeller ; quand tu es dans une solitude, même s’il y a d’autres rôles ou que tu es tout seul, ce qu’apporte l’acteur c’est la découverte. C’est-à-dire le fait que les acteurs découvrent ce qui se passe en même temps que toi dans la salle. C’est le secret : la découverte. Oui, c’est le secret !… Et c’est pour ça que j’adore travailler avec Suissa. Il te laisse découvrir. Avez-vous des projets en cours ? J’écris un livre sur Stefan Zweig comme je l’ai fait sur Camus, j’y raconte notamment toute la genèse de ce spectacle. Propos recueillis par Jeanne Rolland [Visuel : Francis Huster dans Le Joueur d’échecs au Théâtre Rive Gauche |
Articles liés
“Tant pis c’est moi” à La Scala
Une vie dessinée par un secret de famille Écrire un récit théâtral relatant l’histoire d’un homme, ce n’est pas seulement organiser les faits et anecdotes qu’il vous transmet en une dramaturgie efficace, c’est aussi faire remonter à la surface...
“Un siècle, vie et mort de Galia Libertad” à découvrir au Théâtre de la Tempête
C’est Galia Libertad – leur amie, leur mère, leur grand-mère, leur amante – qui les a réunis pour leur faire ses adieux. Ce petit groupe d’amis et de proches, trois générations traversées par un siècle de notre histoire, se retrouvent...
“Chaque vie est une histoire” : une double exposition événement au Palais de la Porte Dorée
Depuis le 8 novembre, le Palais de la Porte Dorée accueille une double exposition inédite, “Chaque vie est une histoire”, qui investit pour la première fois l’ensemble du Palais, de ses espaces historiques au Musée national de l’histoire de...