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L’ interview d’Eric-Emmanuel Schmitt par Isabelle Bournat

31 janvier 2014
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Eric-Emmanuel Schmitt


Sa dernière création théâtrale est à l’affiche au Théâtre Rive Gauche. Avec La Trahison d’Einstein, mise en scène par Steve Suissa et interprétée par Francis Huster et Jean-Claude Dreyfus, Eric-Emmanuel Schmitt ajoute une nouvelle pierre à son édifice littéraire déjà considérable. Cet auteur de pièces, romans, scénarios, etc, qui rencontre le succès dans le monde entier, reste fidèle à son sens foisonnant de l’exploration métaphysique et philosophique.

Comment est arrivée la physique dans votre univers ?

Lorsque j’avais dix-huit ans, j’ai entrepris des études en hypokhâgnes puis ensuite j’ai fait Normale Sup et j’ai été agrégé de philosophie, mais dès le départ ce que je souhaitais fondamentalement en ce cursus c’est qu’aucun livre ne me soit fermé. J’avais envie de partir à la découverte de tous les grands esprits, que ce soit dans le domaine de la physique, de la biologie ou de la philosophie, ou l’histoire des sciences. Plus tard, toujours animé par cet appétit, je me suis aperçu que chez Einstein il n’y avait pas seulement une œuvre de physicien mais aussi une œuvre politique, et lui-même disait que ses deux passions étaient les mathématiques et la politique. Lorsque je m’y suis penché, non seulement je me suis rendu compte que par cet aspect Einstein avait encore beaucoup à nous dire en lien avec l’actualité, mais j’ai aussi été frappé par ce qui s’est passé d’extrêmement déchirant un soir de 1939. Il a en effet écrit une lettre au Président Roosevelt pour lui dire qu’il fallait absolument construire la bombe atomique avant les Allemands. Pour lui qui était un grand pacifiste, cela a dû être un choc, un trouble immense. Cette contradiction, cette trahison quasiment de lui-même m’a passionné car j’y retrouvais mes propres interrogations quant au désir de paix et la nécessité de se livrer parfois à une forme de guerre pour trouver l’apaisement. Donc, je me suis dit qu’à travers cette nuit très spéciale j’allais pouvoir permettre au spectateur autant qu’à moi-même d’approcher l’intimité de ce génie. Mais entre ce moment qui a commencé à germer dans ma tête puis l’aboutissement avec la pièce maintenant à l’affiche, des années se sont passées !

Pour cette création théâtrale, vous êtes à nouveau entouré du metteur en scène Steve Suissa et du comédien Francis Huster. Sur quoi repose la solidité durable de ce trio ?

Sur l’amitié et l’émulation. Je crois que chacun des trois admire les deux autres. Francis a une dizaine d’années de plus que moi et j’ai moi-même dix ans de plus que Steve. Francis est un acteur extraordinaire que j’ai toujours admiré et quand il a créé avec Alain Delon Les variations énigmatiques au Théâtre Marigny, ce fut le début de notre amitié. Il y a souvent dans ce métier des compagnonnages au fil des projets, mais dans notre cas cette entente a franchi un cap supérieur. Et lorsqu’est née l’aventure du Théâtre Rive Gauche, nous avons eu envie de lier nos destins de théâtre. Francis est un acteur qui a la particularité d’être un interprète totalement de son temps tout en ayant un bagage qui est celui du classicisme et de la tradition, puisqu’il a été longtemps dans la troupe de la Comédie Française. Ce trait de personnalité me correspond dans la mesure où ayant fait des études de littérature et de philosophie, j’ai absorbé un savoir classique tout en écrivant pour le public d’aujourd’hui. Et Steve, il représente en quelque sorte nos jambes ! Il est l’enracinement dans la passion et le concret. En homme de cinéma avisé, admirateur des grands acteurs américains, il sait nous ancrer où il faut, il donne prise à la réalisation de nos rêves. Il a été l’élève de Francis et il sait canaliser nos aspirations communes, leur donner forme réelle, les porter avec maîtrise jusqu’à la scène en préservant l’enthousiasme. Il y a dans ce trio à la fois une fraternité d’acteur et d’écrivain et simultanément une forte complémentarité avec le metteur en scène.

Comment vivez-vous votre statut de directeur du Théâtre Rive-Gauche et est-ce que cela interfère avec votre fonction d‘écrivain ?

C’est d’abord une merveilleuse manière d’échapper à la solitude de l’écrivain, car tout d’un coup s’ouvre une aventure collective. Il s’agit quasiment d’une entreprise avec tout ce que cela comporte de responsabilités financières. Pour moi qui suis capable de me mettre quelquefois en retrait du monde, avec le Théâtre Rive Gauche je suis pleinement dans la forge si je puis dire. Et puis, c’est aussi une manière très élégante de se ruiner ! Avoir un théâtre, c’est un peu avoir une bête sauvage qu’il faut nourrir ! Cela change ma vie d’artiste dans la mesure où cela me stimule. Il faut trouver des pièces sans relâche, programmer sur la durée, planifier la saison et rencontrer des artistes sans perdre mes propres idées qui trottent dans ma tête et trouver le temps de les écrire. Du coup, c’est très dynamisant.

Vous avez une force de travail à la Balzac, comment vous organisez-vous pour être aussi productif ?

Ma vie est réglée par la passion et le désir. J’ai cette chance et j’ai hérité de ma mère une énergie incroyable. Elle est toujours positive et je crois que cela relève de la biologie, en tout cas d’après mon médecin elle a une sécrétion de la glande pinéale favorable à ce tonus exceptionnel et elle me l’a transmis ! Je peux me concentrer et travailler sur la longueur et quand vraiment arrive le moment où je pourrais finir par être brûlé, j’ai la chance aussi d’avoir un entourage affectif merveilleux qui sait me conseiller de ralentir. Physiquement, ce ne sera certainement pas toujours comme cela, il faut être lucide, alors j’en profite !

Pour résonner avec les questions que vous posez dans La Trahison d’Einstein, si vous deviez laisser une bombe littéraire, quelle serait-elle ?

J’essaie de transmettre mon amour de l’humanité y compris dans sa complexité. Je ne veux pas désespérer mes contemporains et par nature je suis quelqu’un qui voit toujours la lumière même si j’ai conscience de l’ombre. Ce serait donc plutôt une bombe d’amour que je souhaite déposer, car c’est à cela que je crois profondément. Je pense qu’il faut faire le pari de l’amour. Comme Pascal établissait un pari quant à l’existence de Dieu, il me semble que l’on a intérêt à parier sur l’existence de l’amour. C’est la solution la meilleure à beaucoup de nos problèmes pratiques et théoriques. Et puisque par le mot de bombe nous faisons allusion à Einstein, je précise qu’il faut bien avoir conscience de sa souffrance concernant cette question. Cela a été un trouble profond et douloureux, car lui aussi avait envie d’être constructif et bienfaisant par ses découvertes et son œuvre de physicien.

Parallèlement à votre actualité au théâtre, vous reprenez le 14 février à la salle Gaveau un spectacle sur Bizet. Pourquoi ce compositeur ?

J’admire beaucoup Bizet qui a un trajet très émouvant et je suis sur scène pour raconter simplement son histoire, pour la partager, la transmettre. Ce compositeur était déjà génial à dix-sept ans, mais très vite, par ambition ou arrivisme, il s’est éloigné de sa personnalité et de ses propres inclinations, délaissant son véritable style. Puis, après plusieurs années, subitement il décide de se remettre à écrire avec sincérité ce qui l’habitait profondément, ce sans concessions. Et c’est à ce moment­-là qu’il compose cette œuvre extraordinaire qu’est Carmen. Mais c’est un échec, un véritable désastre, et trois mois après sa création à l’Opéra-Comique, Bizet meurt alors qu’il n’a que 37 ans. Certains ont cependant parlé d’un suicide, d’autres d’un crime, version pour laquelle je penche car j’ai beaucoup travaillé et j’ai recoupé des éléments probants. Ce spectacle que nous avions déjà donné sera repris pour un soir avec le ténor Philippe Do, le hauboïste Vincent Arnoult, le pianiste Nicola Stavy et l’immense jeune mezzo française Karine Deshayes, qui sera prochainement à l’Opéra Bastille et qui s’est déjà produite sur les plus prestigieuses scènes. Ce spectacle est aussi une réflexion sur l’amour, le destin, le génie, la fatalité du désir et la séduction telle que Carmen l’incarne.

Tout ce que vous créez est empreint d’une forme d’optimisme. C’est votre véritable nature ?

J’ai envie de citer la phrase d’Einstein. « Il est impossible qu’il n’y ait pas de sens dans cet univers. » J’ai confiance dans ce que je ne comprends pas. Je n’en sais pas plus qu’un autre, je suis ignorant, mais j’habite cette ignorance avec confiance, en me disant que si je ne comprends pas quelque chose c’est parce que je suis limité, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sens. Je ne crois pas à l’absurde, je crois au mystère. L’absurde, c’est dire qu’il n’y a pas de sens. Le mystère, c’est dire il y a une promesse de sens que j’aperçois à travers ce que je ressens, à travers la beauté des êtres, ou à travers une naissance, puisqu’il n’y a rien de plus bouleversant qu’une naissance. Je fais crédit à l’univers. Nous sommes dans une époque qui ne fait plus confiance. Mais la confiance c’est la version laïque de la foi. Mieux vaut être dans l’ignorance avec confiance qu’avec angoisse et je préfère clairement entretenir le versant de la confiance.

Propos recueillis par Isabelle Bournat 

[Photo : Eric-Emmanuel Schmitt à l’enregistrement de « Vivement dimanche », le 23 avril 2013. Travail personnel de Georges Biard. This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.] 

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