1993, saga désenchantée d’une Europe Playmobil
Le jeune metteur en scène Julien Gosselin, maître en adaptations romanesques telles « 2666 » de Roberto Bolaño ou « Les Particules Elémentaires » de Michel Houellebecq, collabore aujourd’hui avec le journaliste et auteur Aurélien Bellanger pour évoquer le drame des migrants à Calais.
Le Tunnel sous la Manche est le terrible symptôme de la décadence de l’Europe, incarnée sur scène par 12 comédiens du TNS, porte-paroles de la jeunesse d’aujourd’hui dans une ambiance noire, saturée de décibels. Pas sûr que le message critique ou réflexif puisse passer de cette impérieuse manière.
Des tunnels qui défigurent l’Europe
Comment parler des crises de l’Europe aujourd’hui, des migrants à Calais, de la tragédie des réfugiés kosovars ou kurdes qui risquent leur vie pour « passer » dans les camions en Grande-Bretagne ? Comment évoquer les travers de l’Europe démocratique et flamboyante, la Jungle de Calais, ses entrepôts, sa misère crée par la possibilité de relier l’ile anglaise qui vient tout juste de voter son Brexit ? Le projet était attractif, car on connaissait le talent de Julien Gosselin et son collectif « Si vous pouviez lécher mon coeur » pour monter des spectacles choraux autour d’oeuvres romanesques et sociales. 12 acteurs tout fraîchement sortis du TNS et constitués en collectif, le Groupe 43, font partie de cette aventure menée par le metteur en scène et l’écrivain Aurélien Bellanger qui a composé un texte en forme de manifeste où l’économie, la philosophie et la science côtoient les écrits de Francis Fukuyama sur « La fin de l’histoire », ceux de Hegel et le discours de José Manuel Barroso et Martin Schulz répondant au prix Nobel de la Paix à l’Union Européenne en 2012.
Une paix en forme de décadence
S’inspirant de l’Eurodance des années 90 avec son cortège de techno et de musique électronique, Aurélien Bellanger part de l’année 1993 et de la construction du premier tunnel, le CERN à la frontière franco-suisse dont les 27 km parfaitement circulaires forment la fin de l’histoire européenne. Des lors, avec la construction quelques années plus tard de l’Eurotunnel qui signe la fin du Pas de Calais, l’Europe s’arroge, selon lui, un désir d’hégémonie, soumettant les peuples, l’humanité et la culture européenne au vertige de ses autoroutes lumineuses, des lignes blanches réfléchissantes, d’une perfection scientifique et géométrique au service d’une mondialisation commerciale toujours plus vorace qui broie les identités humaines. Dès lors, durant la première heure du spectacle, les 12 comédiens ne sont que les voix désincarnées, hurlantes, proférantes, d’un texte en forme de manifeste alors que l’environnement scénique projette les striures blanches des néons du tunnel, hallucinant ballet de flashes qui éclatent dans les yeux, blanc sur noir, tandis que les voix sonorisées des comédiens, athlètes du plateau, déclament de plus en pus fort les phrases du texte pour exprimer la colère de jeunes européens de 20 ans au regard de cette Europe de pacotille et de mépris.
La partouze d’Erasmus
Passée la première partie du spectacle qui assaille le corps et le coeur de vibrations telluriques, tandis qu’au dessus du plateau, l’immense écran vidéo projette des images de la jungle de Calais, avec ses barbelés et ses Algecos, la froideur de ses paysages du Nord et ses autoroutes sillonnant la campagne, les acteurs passent à l’incarnation de leurs personnages, européens d’aujourd’hui réunis pour une fête « Erasmus » dans un appartement où trônent Jeanne D’Arc et Charles Martel, toutes nationalités européennes réunies pour dire qu’ils s’aiment, que plus jamais il n’y aura la guerre, dansant frénétiquement sur de la musique techno aux basses saturées. La caméra est là aussi, dans la pièce, pour les filmer en gros plan, de manière à détailler sur l’écran les visages et les attitudes. On se trémousse, on flirte, on drague, on allume à coups de gin et de vodka, on fume du tabac et on snife des rails de cocaïne, tout cela en direct, pour finir en partouze généralisée avec violence affichée dans les rapports. L’image d’Erasmus, dispositif de coopération européenne pour les jeunes qui va de la Turquie à l’Islande, se limiterait donc à cette dérive libertaire, où des jeunes sans cervelle profèrent des âneries et ne se préoccuperaient que de leur bien être addictif et sexuel ? D’autant que cet excès de liberté généralisée, dans ce monde d’après la Chute du Mur de Berlin, se solde par une dérive suicidaire. Le spectacle, pour le coup, semble rater sa cible, tant il simplifie, il surligne, il impose un propos radical, monolithique, sans laisser au spectateur le souffle d’une réflexion sur une thèse pour le moins nihiliste. L’Europe est en crise, certes. Mais l’Histoire n’est pas finie.
Hélène Kuttner
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