Jean-Christophe Tabuy : “Je n’ai gardé qu’un seul cap : suivre ma passion pour la musique”
Jean-Christophe Tabuy nous raconte son métier de sonorisateur, un métier qu’il a découvert un peu par hasard et qu’il exerce avec passion depuis 29 ans.
Qui êtes-vous ? (En quoi consiste votre métier ? Avec quels artistes vous travaillez. Depuis combien d’années vous exercez ce métier ?
Je m’appelle Jean-Christophe Tabuy, j’ai 50 ans, je suis sonorisateur. J’ai commencé à travailler dans le spectacle en janvier 1992, après quelques mois de bénévolat sur des concerts. Mon travail consiste plus spécifiquement à amplifier et reproduire en salle, pour le public, le son des artistes se produisant sur scène.
Je travaille exclusivement en tournée depuis plus de vingt ans. Après une dizaine d’années passée à voyager avec des groupes de la scène indépendante des années 1990, j’ai, un peu par hasard, été amené à fréquenter ce qu’on appelait “la nouvelle chanson française”. L’artiste avec lequel je travaille depuis le plus longtemps s’appelle Albin de la Simone (depuis 2004), après avoir œuvré avec le chanteur Tété de 2000 à 2018. J’accompagne également le groupe The Limiñanas, Johan Papapaconstantino et la chanteuse Clou. J’ai participé à des tournées d’artistes comme Miossec, La Grande Sophie…
Est-ce que vous travaillez davantage pour des enregistrements studio ou en live pour la scène ? Quelle est votre préférence et pourquoi ?
Mon caractère, plutôt casanier et solitaire, aurait dû naturellement m’amener à m’enfermer dans une cabine de mixage studio, et j’ai ponctuellement connu cette sensation fabuleuse au début de ma carrière. Mais tout s’est enchaîné naturellement pour moi, dans un contexte de création encore foisonnant et pas encore totalement récupéré par les pouvoirs publics (le secteur culturel a commencé à se structurer et se professionnaliser au cours des années 90), rendant possible le parcours plutôt atypique d’un autodidacte, comme c’est mon cas. Je n’ai gardé qu’un seul cap : suivre ma passion pour la musique. Je la vis comme ça et ça me plait beaucoup.
Est-ce que vous vous êtes spécialisé dans un style musical en particulier ? Est-ce que selon vous il faut se spécialiser ?
Je n’ai aucun intérêt pour la religion, et si je ne suis pas spécialement anticlérical, je déteste les curés (entendre “les donneurs de leçon”). J’éviterai donc, autant que possible, de dire “il faut”.
Cette question est selon moi essentielle, tant je suis souvent confronté à des situations absurdes. D’une part, certains tourneurs (ceux dont le métier est d’organiser les tournées d’artistes), s’ils travaillent dans le secteur de la musique, en écoutent finalement assez peu et ont des visions très caricaturales de nos métiers. Pour schématiser, je dirais que pour certains, c’est le “avec” qui importe davantage que le “comment” les choses ont été faites. Mais ce travers touche aussi quelques artistes. Je considère, à tort ou à raison, que pour juger de la qualité d’un professionnel, il faut des compétences et du temps ; il est donc parfois plus simple de contempler uniquement la brillance d’un curriculum vitae d’où surgissent des noms ronflants.
Me concernant, j’ai plus de 1 300 disques chez moi. De mes premiers Yves Duteil ou Georges Brassens quand j’avais sept ou huit ans à aujourd’hui, c’est plus de quarante années de passion pour la musique… Alors si je ne peux pas dire “j’écoute de tout”, j’en écoute beaucoup, il m’est donc difficile de parler de spécialité(s).
J’ai longtemps eu l’étiquette, je crois, d’un technicien estampillé “chanson”, de part les gens avec qui je travaillais. Parce que je tournais avec Tété, j’ai rencontré Albin de la Simone qui était chez le même tourneur, et via ce dernier, j’ai rencontré d’autres personnes. Je n’ai jamais cherché à “réseauter”, mais de fait, mon réseau professionnel s’est constitué comme cela. L’ironie, c’est qu’avant de débuter avec Tété en 2000, je venais de passer 7 ou 8 ans à sillonner les routes avec des groupes de punk rock !
Depuis trois ou quatre ans, je suis très impliqué avec The Limiñanas, un groupe de rock garage psychédélique, mais il y a peu, je faisais aussi tous les spectacles du pianiste Alexandre Tharaud pour l’anniversaire de la mort de la chanteuse Barbara… Aucun rapport, a priori, pourtant…
Néanmoins, il y a des musiques dont je n’ai pas les codes, ou qui m’intéressent moins, et vers lesquelles je ne vais pas.
La spécialisation n’est donc pas un sujet pour moi. Cependant, j’ai constaté que, dans ce métier, il faut souvent passer sous certaines fourches caudines pour travailler, autrement dit se façonner une image professionnelle qui correspond aux attentes (réelles ou supposées) des employeurs. Je me suis toujours refusé à le faire pour rester, autant que possible, libre de mes choix, mais je ne sais pas si c’est toujours possible. Une bonne ambiance de groupe et une musique qui me plaît auront toujours ma préférence sur un salaire dodu.
Quelle est la part de création dans votre métier ?
Là encore, vaste sujet. J’ai une sensibilité musicale évidente, pour autant, je ne me prends pas pour un artiste. À l’instar du producteur Steve Albini, je me refuse à intervenir de quelque manière que ce soit dans la création musicale. Par exemple, mettre un effet extrêmement marqué, de mon propre chef et sans l’aval des artistes, m’est déontologiquement impossible. Néanmoins, tout n’est pas si simple : mixer les différents instruments pour reproduire ma perception de l’équilibre musical est déjà une intervention en soi.
Il faut intégrer que la musique est faite par les musiciens et pas par nous, donc accepter l’imprévu. Le résultat peut être génial, il peut être moyen, il peut aussi parfois être raté, ce qui impact la qualité de notre travail. En somme, il faut accepter de perdre le contrôle, ce qui est parfois difficile pour un technicien, en général bien plus cartésien qu’un artiste. Je crois que notre tâche est surtout de définir un cadre, sur divers critères (techniques, logistiques, financiers, temporels et surtout artistiques), qu’il faut bien dimensionner pour que les artistes – et la musique – puissent s’y épanouir.
Il y a bien entendu une part d’accompagnement lors de la phase de création du spectacle ; il me semble par exemple indispensable de travailler le son à la source pour que sa reproduction soit la meilleure possible, que les placements et les interactions entre les musiciens soient naturels. Autrement dit, au départ, le sonorisateur ne peut pas se contenter de rester derrière sa console à “tourner des boutons”. Je dis souvent aux artistes “si vous me voyez les bras croisés derrière ma console, c’est que tout va pour le mieux”.
Aide à la création, oui. Création, non, en tout cas pas de mon point de vue. Nous sommes utiles, au mieux nécessaires mais pas indispensables.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire le métier d’ingénieur du son ?
Ma passion pour la musique depuis très jeune, principalement mon amour pour David Bowie puis Led Zeppelin qui m’a définitivement accroché à elle, et la volonté d’en ressentir l’intensité de manière organique. Adolescent, je voulais être D.J. pour être derrière les machines, l’envie m’est passée assez vite, mais à 20 ans, quand je suis arrivé, presque par hasard, dans ce métier, j’ai su immédiatement que je voulais faire “ça”.
Quelles sont vos influences et sont-elles cohérentes avec les artistes avec lesquels vous travaillez ?
Mes influences sont dans toute la musique écoutée au cours de ma vie, qui a façonné ma sensibilité artistique, et qui peut parfois orienter ma manière de travailler. C’est le plus souvent inconscient, mais c’est ce qui me permet, je suppose, de m’adapter facilement à des spectacles vers lesquels je n’imaginais pas forcément aller. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, puisque je suis amené à fréquenter des artistes qui pourraient potentiellement être mes propres enfants, qui ont donc des références très différentes des miennes.
Quand j’accepte de travailler avec quelqu’un que je ne connais pas, j’écoute absolument tout ce qu’il a fait pour m’immerger dans sa création ; je suppose aussi que mon expérience musicale et professionnelle joue dans l’assimilation de nouvelles connaissances.
S’agissant de la cohérence, c’est quelque chose de très relatif dans nos métiers, autant pour les techniciens que les musiciens : nous sommes, que ça nous plaise ou non, des mercenaires. Les critères de choix varient d’un individu à un autre, et nous faisons tous varier nos curseurs personnels en fonction de différents paramètres. Aussi, là encore, je me garderai bien d’émettre une opinion qui pourrait être perçue comme un jugement. Je connais mon fonctionnement, je perçois une réalité de mon environnement professionnel et je trace mon chemin sans me soucier de celui des autres.
Je peux simplement ajouter que, mes enfants mis à part, c’est bien la manière dont a cheminé ma carrière dont je suis le plus fier. Par ailleurs, j’ai pu gagner ma vie sans avoir vraiment l’impression de la perdre, c’est l’avantage des “métiers passion”. J’ai encore de l’enthousiasme à revendre, toujours l’impression d’apprendre à mon âge et d’évoluer, tout en pouvant me permettre de transmettre mon expérience et d’aider les autres quand c’est possible. La cohérence, je la situe plutôt à ce niveau-ci.
Est-ce que vous avez une anecdote qui vous a particulièrement marqué ?
Je me vois mal ne ressortir que des anecdotes d’une carrière de trente ans, mais plutôt des moments très forts dans ma carrière. Il serait trop long de tous les évoquer ici mais instantanément j’en citerai trois :
– Le concert du groupe N.D.E. au festival Megafolies en 1995.
– Le concert acoustique d’Albin de la Simone au Francofolies de Montreal en 2009, fondateur à mon sens dans la suite de sa carrière.
– Le concert du groupe Luke à la Cigale peu après les attentats de Paris en 2015, énorme d’intensité, de rage et de communion avec le public, dans un contexte très particulier.
On juge trop souvent le travail sur le résultat visible. Je dis souvent qu’il est plus juste de regarder davantage le chemin parcouru que l’endroit où l’on est arrivé. Autrement dit, voir un super concert d’un artiste très connu et très exposé médiatiquement me semble moins méritoire – parce qu’il y a beaucoup de moyens – que dans les exemples que je viens de donner. Dans les trois cas, des tournées relativement confidentielles d’artistes peu exposés médiatiquement (pas encore dans le cas d’Albin, plus vraiment concernant Luke quand ils ne sont pas totalement inconnu comme N.D.E.), des conditions techniques, logistiques et financières très limitées, mais pour un résultat artistique et humain exceptionnel. Me concernant, puisqu’il faut parler d’anecdotes : des concerts que j’ai passé “les bras croisés”. Ce sont des moments de grâce inoubliables.
Propos recueillis par Salomé Terrien
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