El Gato Negro, un félin sur la route : “Il faut réveiller le troupeau”
Axel Matrod, connu également sous le nom de El Gato Negro. J’écoute le premier titre, “Mundo Cae“, et je me pose beaucoup de questions. Qui est cet artiste et quelles trames tisse-t-il entre les mélodies africaines et les rythmes latino ? Éclectiques et culturellement curieux, nous consommons l’art en quête d’une altérité esthétique, nourrissant sans cesse notre identité et nos imaginaires renouvelés, d’autant plus significatifs qu’ils sont exprimés symboliquement. Qu’est-ce qui lui construit son univers et comment vit-il ainsi ?
Axel avait grandi d’une manière quelque peu différente, et son morceau Différent en rend compte de façon remarquable. “On est nombreux à se sentir pas pareil”, dit-il, entièrement validé par l’environnement dans lequel il a évolué. Ses débuts ont été caractérisés par une “famille de marginaux qui ont rejeté le système. Ma mère a rejeté l’éducation de l’Afrique du Nord et elle est partie avec un hippie aux parents ouvriers qui avait rejeté la société de consommation et qui était parti par la route en Inde à 20 ans.”
Avec ce code spécifique de remettre en question la normalité et de saisir l’altérité, on saisit davantage l’attrait qu’Axel éprouve pour les cultures diverses. “Quand on est français, on fréquente beaucoup de gens qui viennent d’Afrique, et on se fait une image, et on croit connaitre, mais en arrivant, on trouve tout un tas de surprises excellentes. Au Burkina Faso, on m’a fait sentir à la maison direct.” On a tous eu une certaine fixation quand on était petit, d’un certain coin du monde, d’une certaine époque dans l’histoire, ou parfois même pour un mode de vie différent de celui que nous observons dans notre quotidien mondain. Et on en construit des rêves à partir de ces fascinations, laissant notre imagination s’envoler, et c’est ce qui forge une part de notre identité et notre humanité.
“Tous les morceaux sont des histoires. Parfois il y a des histoires de voyage interne, d’introspection qui j’espère vont parler à d’autres. D’autres fois, c’est des voyages dans des futurs proches, dans des pays… même rythmiquement aussi. On se balade en Afrique un moment et en Amérique Latine juste après”. Humainement, les ressemblances et la proximité symboliquement étroite entre des univers qui semblent éloignés les uns des autres sont parmi les beautés les plus pures de l’art, et surtout la musique, qui ne connait jamais de frontières et ne connait jamais de limites. Les rythmes qui font bouger. Les chants traditionnels de la religion Yuluba qui font transporter. Les mélodies du Reggaeton qui évoquent le Soukous de l’Afrique de l’Ouest, et qui font taper du pied. “L’indépendance africaine a mené une influence sur les musiques latines. Ces allers-retours existaient bien avant moi et je me suis laissé aller là-dedans”, affirme Axel.
L’art peut tout à fait être politique et ça en parle même quand il en est dépourvu. Il y a quelque chose de sacré quand on oublie les frontières et on se rappelle de notre diversité infinie. Transporter l’héritage et la culture au-delà des frontières territoriales permet de les vivre pleinement.
“C’est un des seuls intérêts de la mondialisation. Si aujourd’hui, on est capable d’avoir un griot du Burkina Faso, une rappeuse franco-congolaise, un percussionniste de Mexico, et moi-même, Toulousain, sur un seul plateau, c’est un éventail culturel qui est génial. Surtout quand c’est proposé, non pas imposé. Bizarrement, on ne me parle jamais d’appropriation culturelle, ça reste quand même un peu tabou, mais il faut en être conscient”.
Un terme avait été forgé pour décrire son approche, qu’il avait entièrement personnalisée dans son travail et dans sa vie : l’anthropologie de rue. Lorsque ça fonctionne bien, les feux d’artifice qui éclatent en tissant des liens avec les habitants des pays prennent une valeur inestimable. Pour Axel, c’est avant tout une question de partage, semble-t-il. “Dakar était la terre d’accueil de notre album. L’enregistrement a duré deux semaines, et tout le monde est rentré sauf Elliot, le vidéaste, et moi. J’ai présenté l’album au Sénégal bien avant sa sortie en Europe, pendant le Dakar Music Expo, ou j’étais que DJ sur scène en compagnie d’autres musiciens. C’était complet.”
Il me montre une vidéo du concert, et c’est frappant de voir à quel point il a bien été reçu. Axel est d’une autre couleur. Vibrant, joyeux, vivant. Les musiciens, chacun sa propre énergie. Chaleureux, exubérants, plein de vie. En remémorant les belles rencontres de son voyage pour enregistrer Tigre Qui Pleure, on parle de deux personnes en particulier. La mythique et ensorcelante Nafi Gawlo, qui apparait sur La Vague. “Elle est moitié sénégalaise, moitié mauritanienne. J’avais rencontré un joueur de Goni qui devait enregistrait et qui m’a dit que sa femme chantait. Je prends le bus pour aller dans son village. Je vais chez lui, mais son bras est cassé et sa femme n’est pas là. Histoire improbable, j’étais arrivé avec mes micros et tout organisé comme un petit français. Il m’introduit à sa sœur, qui, selon lui, chante “un peu”, et c’est elle sur l’album. Comme il ne pouvait pas jouer, il appelle les voisins, et ce sont tous de grands musiciens. J’ai passé toute la journée chez eux, le plat de bouffe par terre, les enfants qui grimpent partout. C’était magique.”
Ensuite, Pat Kalla, “un griot, un sage, et un conteur humain et engagé, franco-camerounais de Lyon”. Il apparait avec Axel sur Mami Wata, un morceau avec une histoire fictive portée par des références qu’on ne comprend que si on connait leur histoire. “J’étais invité à Ségou, au Mali, pour jouer sur un festival. Pour le contexte, tout le nord du Mali est menacé par la guerre de Sahel. Je reçois un message d’alerte par rapport à une attaque sur Ségou, de la part de l’Ambassade de France, mais on prend le risque, comme tout le monde. Rien n’est passé pendant le festival, par contre, le village de l’autre côté du fleuve Niger a été brulé dans la nuit. Le matin, on voit la fumée. On ne savait pas s’il y avait des morts, ni combien”.
Axel fait une petite pause, comme s’il était en train de rendre hommage et respect aux morts, et à la violence qui le touche même quand il n’est pas directement concerné. Il continue, “Mamie Wata est l’histoire d’une grande mère, une maman, qui a perdu son enfant parce qu’il est parti rejoindre la guérilla du Sahel. Mamie Wata veut aussi dire la déesse des profondeurs des eaux, qui est le Niger, qui protège les pêcheurs et les gens qui vivent sur la rive. Ce n’est pas un acte politique mais plutôt un tableau et un acte émotionnel. Je sais juste qu’il y a des mamans, des enfants, des morts, et l’injustice.”
On n’écoute plus l’album de la même manière quand on connait ces histoires. Tigre qui pleure. “C’est mon tigre intérieur qui pleure”, m’explique Axel. “El Gato Negro c’est un chat noir, un personnage, et aujourd’hui il est plus vieux, plus mature, plus grand, plus fort, comme le chat qui devient un tigre, mais il est aussi plus sensible, et s’autorise à pleurer en public sur cet album et cette tournée.” Je trouve quelque chose d’assez passionnant chez Axel qui me rappelle ma propre culture et mon propre héritage.
Dans les pays africains, les unités de mesure, les priorités, et les valeurs ne sont pas les mêmes. Axel a pu saisir cette réalité grâce à la magie de la musique, notamment lors de ses rencontres avec les griots qu’il appelle “les talents sincères”. Il explique “qu’ils ont juste plein d’émotions, et d’histoires à raconter et qu’ils ne cherchent pas à être connus. C’est carrément une autre conception. Il n’y a pas la carrière personnelle comme nous. La réussite est celle de la famille, du village, de l’ethnie. Une réussite personnelle n’a aucun goût.”
Je me souviens d’une phrase qu’il avait prononcée lors d’une autre interview, où El Gato Negro expliquait qu’il faut “se mettre à poil sur les chansons”. Nous convenons que nous traversons actuellement une crise de sensibilité, où l’art qui suscite la réflexion n’a plus le même impact, où les publics se tournent davantage vers le divertissement que vers l’émotion. Axel me rappelle une chose à laquelle je pense tous les jours.
“Particulièrement en Europe, on est très pudique avec les émotions. Il faut pas que ça dépasse. On a peur de gêner et de froisser. Donc j’invite, dans un morceau qui s’appelle Le Tigre, à dire les choses, à se regarder vraiment dans les yeux, à prendre le temps, à se toucher. J’ai appris tout ça en Amérique latine. Ça m’a ouvert le cœur et la tête, et c’est pareil avec le peu d’Afrique que je connais. C’est ça que je suis parti chercher quand j’avais 18 ans”.
El Gato Negro est un artiste qui met l’humain au cœur de son art, avant les considérations commerciales, ce qui est à la fois rassurant, captivant et inspirant. De rencontrer des personnes qui n’ont pas peur de l’inconnu, mais qui ont plutôt le désir, la curiosité et la bienveillance pour l’explorer pleinement, est une expérience extrêmement enrichissante. Il a proposé un mode de vie et une approche créative alternatifs, qui lui sont propres, combinant sa passion pour l’humain avec son exploration musicale.
Pour avoir la chance de découvrir son univers, il vous invite sur sa tournée partout en France :
20.01.2024 : ARLES (13) Cargo de Nuit
01.02.2024 : TOULOUSE (31) Le Metronum
08.02.2024 : PARIS (75) Clôture du festival Au Fil des Voix à l’Alhambra
17.02.2024 : COUSTELLET (84) La Gare
12.04.2024 : BERGERAC (33) Le Rocksane
20.04.2024 : PEZENAS (34) Printival
14.06.2024 : ANDORRE (99) Jambo Festival
24.08.2024 : ST-BRIEUC (22) Le Mille Festival
Interview réalisée par Farida Mostafa
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