Don Carlos : bouquet de stars à l’Opéra Bastille
Un casting de stars du chant lyrique, avec le ténor Jonas Kaufmann dans le rôle du prince maudit, une direction signée Philippe Jordan et un metteur en scène qui fait flamber les scènes mondiales en la personne de Warlikowski, cette production de rentrée de l’Opéra de Paris avait de quoi nous faire rêver. Dans une scénographie plus qu’austère, les chanteurs nous éblouissent et la musique de Verdi nous transporte en donnant chair et lumière à un spectacle sans grand parti pris.
Un texte politique
C’est le troisième opéra que l’Opéra de Paris, en 1850, commande à Giuseppe Verdi. La première version, qui date de 1867, raconte en cinq actes et en français la mise à l’écart du jeune Don Carlos, au XVIe siècle, par son père le Roi d’Espagne Philippe II, qui lui vole aussi sa fiancée française Élisabeth de Valois. Femme aimée, pouvoir et liberté, le pauvre prince, qui historiquement finit sa vie en prison à l’âge de 23 ans, est totalement bâillonné par son paternel, un tyran autocrate et sous domination de l’Église chrétienne via le Grand Inquisiteur. C’est cette version qui est aujourd’hui présentée par le chef Philippe Jordan, avec l’orchestre de l’Opéra de Paris, alors que c’est la version écourtée, en quatre actes et en italien, plus séduisante, qui est jouée en général depuis le XIXe siècle. Pièce politique, l’œuvre déploie une composition instrumentale superbe autour des enjeux propres à Verdi et à la construction européenne, c’est-à-dire la liberté des peuples et l’autonomie des nations dominées par les empires.
Une distribution de rêve
Le ténor Jonas Kaufmann campe un Don Carlos romantique et dépressif à souhait, dont la délicatesse et le timbre nuancé semblent retenir des émotions puissantes, comme pour mettre justement en lumière ses partenaires trop présents. D’abord juste dans la première scène où il chante alangui dans une méridienne, sa ligne de chant se déploie ensuite avec une belle retenue, introvertie par la souffrance métaphysique d’un Hamlet trahi par les siens. Prodigieux musicien, Kaufmann joue d’un romantisme très contemporain, alors que son rêve, ou sa rencontre réelle avec Élisabeth, relève d’un coup de foudre stendhalien. Sonya Yoncheva est plus que parfaite dans un rôle ingrat de princesse trimballée et malheureuse, timbre de soprano puissant et profond, aux vibrations terriblement sensuelles, à la composition dramatique constante. À cette gravité de brune, la blonde Elīna Garanča oppose une flamboyante vénéneuse, une voix prodigieusement claire et ravageuse, au potentiel wagnérien, aux inflexions tour à tour perverses ou câlines. D’une beauté et d’un charme fatals, la cantatrice fait un tabac à chaque représentation par sa présence et son talent exceptionnels.
Des personnages romanesques
Trois hommes se partagent finalement l’échiquier du pouvoir et renversent le jeu constamment. Le Roi Philippe, auquel la basse Ildar Abdrazakov prête son autorité et son calme, sa cruauté terrible mais aussi une sensibilité vibrante et inavouée, notamment lors du troublant solo de l’Acte IV Elle ne m’aime pas. Le Grand Inquisiteur démoniaque, incarné par Dmitry Belosselskiy à la manière d’un parrain mafieux, et le Marquis de Posa, confident de Carlos, qui sacrifie pour lui vie et amitié, et auquel le baryton Ludovic Tézier, régulièrement applaudi par le public, offre ici une composition scénique tout à fait admirable de pudeur et de sensibilité mêlées. Le velours de sa tessiture, la précision de son phrasé, la variété et la finesse de ses attaques, dans chacune de ses scènes, sont remarquables.
Une mise en scène erratique
Des lattes de bois brun constituent le cadre du palais et des jardins, où pleuvent des taches blanchâtres, comme si l’on visionnait de vieux films sépia. La précision de la description du livret laisse place à une succession de tableaux sans âme, auxquels se mêlent des projections vidéo des chanteurs en gros plan – Carlos le revolver sur la tempe, la toile de Goya de Saturne dévorant l’un de ses enfants –, le jardin de la princesse est remplacé par un gymnase éclairé aux néons dans lequel s’entraînent des nonnes en tenue casquée d’escrimeuses, la rencontre entre Philippe et l’Inquisiteur se tient dans un studio vidéo avec fauteuils de cuir gris. Ces références éparses et sans parti pris décisif dans la mise en scène laissent du coup pleine latitude aux chanteurs dans l’expression de leur talent. Ce sont eux, interprètes vibrants et magnifiques d’une musique céleste, qu’il faut venir admirer et applaudir dans cette production.
Hélène Kuttner
[Photos © Agathe Poupeney]
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