Après 30 ans d’amitié, l’EP de Philippe Cohen Solal et Keziah Jones : “Class of 89”
Plus de 30 ans après leur rencontre, Philippe Cohen Solal et Keziah Jones nous présentent un EP de quatre morceaux, véritable hymne à l’amitié qui les lie depuis tant d’années. Enregistré en toute intimité, leur EP “Class of 89”, nous emmène dans l’univers de deux personnalités si différentes et pourtant, qui marchent si bien ensemble. Au rythme de la basse, des violons ou encore du piano, Philippe Cohen Solal et Keziah Jones nous proposent quatre morceaux que je ne me lasse toujours pas d’écouter. Rencontre avec deux personnalités solaires, passionnantes et surtout impressionnantes que sont Philippe Cohen Solal et Keziah Jones.
Vous êtes amis depuis maintenant 30 ans, pourquoi faire cet EP maintenant ?
Philippe : On se connait tous les deux depuis longtemps et je pense que c’était le moment, notamment en raison des carrières respectives. On avait d’abord de nombreux projets à mener chacun de notre côté, tous en sachant que nos musiques sont plutôt différentes. Disons, que l’on était enfin prêt à collaborer.
Keziah : Oui c’est ça, pendant longtemps je n’étais pas prêt à collaborer car ma musique est très intime, très solitaire. Ma musique ce n’était que moi, et l’idée de collaborer était très particulière pour moi : je ne l’ai fait qu’une fois, avec mon meilleur ami, qui est maintenant décédé donc c’était difficile de me reprojeter dans une collaboration.
Pour autant, ce n’est pas vraiment une collaboration ici, c’est plutôt deux amis qui écrivent ensemble, qui créent ensemble.
On a des références plutôt similaires que cela soit dans la musique, dans notre relation ou même dans l’idée de la culture. Donc c’était facile de collaborer avec Philippe.
Pour collaborer, il faut que je connaisse la personne depuis un certain temps, parce que la musique est intense pour moi, c’est quelque chose de très personnel, que je ne peux donc pas partager avec n’importe qui. C’est quelque chose de sensible, de délicat et j’ai besoin que la personne avec qui je collabore le comprenne. Je me retrouve dans un endroit où je suis vulnérable donc je ne peux pas travailler avec n’importe qui. Au vu de notre longue amitié, j’étais prêt à travailler avec Philippe : il est musicien, il connait le monde de la musique et on se connait depuis 30 ans… Il me connait, il sait comment je travaille et ce que ça implique pour moi.
Philippe : Quand tu fais de la musique avec quelqu’un, il faut qu’il y ait une confiance mutuelle, il ne faut pas de jugement. De plus, il faut aussi de la compréhension, du respect et une réelle ouverture d’esprit quant à la musique de l’autre. Ça doit être mutuel, ce qui fait que cet EP est autant ma musique que la sienne.
Est-ce que ça été compliqué de trouver un équilibre dans cet EP, comment vous avez fait pour que l’on retrouve chacun de vous dans ces morceaux ? Comment vous avez trouvé l’équilibre entre vos deux styles de musique pourtant très différents ?
Philippe : Pour nous, ça a été comme une recette de cuisine, c’est-à-dire que l’on avait différents ingrédients et on a essayé d’en faire quelque chose de mangeable. On a donc pris le temps d’essayer, de tester, de recommencer et enfin de trouver quelque chose qui nous plaisait. Ça s’est fait étape par étape. On savait que l’on avait de bons ingrédients, on était donc confiant. Et puis, on a fait quelque chose de très intime puisque l’on avait très peu de musiciens autour de nous, c’était vraiment un projet à deux.
On a commencé par écrire tous les deux chez moi, à créer de manière très personnelle entre nous deux. Il n’y avait aucune pression, on n’a pas forcément pensé à sortir quelque chose tout de suite, on a écrit et après, on s’est rendu compte que l’on pouvait en faire un EP.
Keziah : Quelques fois, les contradictions sont avantageuses, je le pense aussi pour les contrastes. Ce projet est arrivé de manière surprenante, je n’écris pas comme ça d’habitude. Normalement, j’écris avec une guitare mais cette fois-ci, c’étaient juste les mots, Philippe et moi. C’est une autre manière d’écrire, de créer mais j’ai adoré !
C’est vraiment cette idée de contraste : de créer quelque chose de nouveau autant pour moi que pour Philippe, on s’est vraiment challenger entre nous.
Philippe : On a vraiment essayé de garder l’essentiel pour cette collaboration. C’était vraiment intéressant de travailler différemment, de respecter le silence de certaines musiques, de garder l’essentiel, d’en faire quelque chose de particulièrement authentique. Le fait de le faire au sein de mon propre label a permis de vraiment mettre aucune pression, ni de directives particulières. On a vraiment pris le temps de discuter de ce que l’on voulait faire ou ne pas faire. On était donc libre d’expérimenter et de faire selon nos envies.
Le premier titre Give Thanks & Praises est un hymne à la reconnaissance, aux remerciements. De quoi êtes-vous reconnaissants aujourd’hui ?
Keziah : Depuis quelques années, j’apprends à être de plus en plus reconnaissant et plus honnête vis-à-vis de la chance que je peux avoir aujourd’hui. Depuis maintenant 6 ans, je suis retourné habiter dans mon pays (le Nigeria), et j’ai ma propre maison avec mes affaires et les personnes que j’aime. Pour être reconnaissant, il faut prendre le temps de regarder sa vie et d’être honnête sur les choses bonnes qui nous entourent. Il faut aussi être en phase avec ce que l’on veut, notamment en commençant à prendre soin de notre corps en mangeant ou dormant correctement.
Je me sens donc beaucoup plus reconnaissant ces dernières années, car je me rends compte de tout ce que j’ai fait et je n’y crois toujours pas vraiment (rires).
Je ne pensais pas pouvoir grandir et évoluer aussi longtemps dans ce milieu et je suis donc profondément heureux de ce que j’ai pu faire durant toutes ces années.
Philippe : Pour moi aussi, ça se fait depuis quelques années. En effet, il y a 5 ans, j’ai eu un grave accident qui a failli me tuer. Depuis ce moment, j’ai ce sentiment que j’ai eu la chance d’avoir une deuxième chance et je suis reconnaissant pour chaque jour qui passe depuis. Cela m’a notamment permis d’être beaucoup moins centré sur le passé ou le futur et ainsi me concentrer sur le présent. Je ne suis plus nostalgique de mon passé et de ce que j’ai pu faire.
Je ne connais pas non plus le futur donc à quoi bon m’en inquiéter. J’ai arrêté de tout planifier et ainsi, me laisser porter au jour le jour. J’essaye de vivre au maximum les moments présents et d’être toujours dans un bon mood, dans une bonne énergie. La musique me permet notamment d’être dans cet état d’esprit. Je me réveille le matin et je suis déjà heureux de me réveiller, être reconnaissant c’est presque un état d’esprit.
C’est important pour vous d’être reconnaissant ?
Keziah : Pour être reconnaissant, il faut tout de même arriver à une certaine réalisation de ta vie et pouvoir prendre du recul. C’est pour ça que ça peut prendre des années. D’un autre côté, si j’étais une jeune personne aujourd’hui, je reconnais que ça ne doit pas être facile d’être reconnaissant. Malgré tous les problèmes qui nous entourent, il y a aussi de belles choses pour les jeunes générations que je n’avais pas à mon époque. Je pense notamment à l’immense possibilité d’informations, de savoir et de culture à la portée de leurs mains. Rien que pour ça, on pourrait être reconnaissant.
Philippe : Justement, pour moi, le plus important dans la vie c’est la curiosité. Ne jamais perdre sa curiosité malgré le temps qui passe, c’est tellement important d’apprendre, de découvrir. La vie est courte, on n’a pas de temps à perdre donc il faut profiter de chaque moment de vie ! On ne s’en rend pas compte quand on est jeune et en tant qu’adolescent on s’ennuie souvent mais il y a tant de choses à voir, à découvrir ou même à apprendre. Après, personnellement, je ne me suis jamais ennuyé quand j’étais adolescent, si ce n’est à l’école (rires), il y avait tant de choses intéressantes à voir, à lire ou encore à écouter.
Quand vous vous êtes rencontrés en 1989, vous étiez tous les deux à des moments-clés de votre vie, avec du recul, quelle est votre regard sur vos carrières respectives ?
Compliquons même les choses : Keziah ton regard sur la carrière de Philippe et Philippe sur celle de Keziah ?
Keziah : Ce n’est pas facile comme question (rires), mais je dirais que je suis très heureux de voir ce qu’il est devenu, notamment en tant que musicien. Il a beaucoup évolué depuis que je l’ai rencontré. Normalement, quand je rencontre certaines personnes, on s’attache notamment en termes de musique mais ça ne dure pas forcément.
J’ai réussi à garder une vraie amitié avec Philippe malgré les années, je n’ai jamais réussi à faire ça avec les personnes que j’ai rencontrées à la même période que Philippe. Je suis très reconnaissant pour cela. En termes de carrière, j’en ai beaucoup entendu parler. J’avais déjà beaucoup entendu de sa musique mais c’était encore plus intéressant de le voir évoluer jusqu’à notre EP, Class of 89. Je ne pensais pas cela possible, c’est inhabituel de mélanger nos styles de musique.
Je ne sais pas si je peux vraiment parler de la carrière de Philippe mais je suis admiratif de ce qu’il a réussi à faire et de l’homme qu’il est devenu au cours de ces années.
Philippe : La première fois que j’ai vu Keziah, il devait avoir entre 20 et 21 ans et pourtant il était déjà Keziah Jones. Il possédait déjà une maturité impressionnante et avait déjà trouvé son style. Être aussi jeune et pourtant aussi avancé musicalement, posséder son langage aussi jeune, c’est impressionnant. C’est pour cela que j’ai tout de suite admiré ce qu’il était, et j’ai pu voir à travers les années, qu’il continuait de creuser son sillon de manière authentique et toujours propre à ce qu’il est profondément.
Keziah a su garder son langage très personnel, j’ai toujours admiré les personnes qui savaient rester authentique malgré le succès ou les années passantes. Il a réussi à construire son propre univers, et pas seulement vis-à-vis de sa musique mais aussi vis-à-vis de son histoire, de ses idées, ou encore de ses dessins …
Il est vraiment créatif et on reconnait sa patte partout. Il a su garder son univers et ne pas changer en fonction des autres.
Quand je l’ai rencontré, je ne me suis même pas présenté en tant que musicien car je ne me considérais même pas comme tel à l’époque. Pour moi, ça a été un parcours extrêmement différent puisque j’ai expérimenté de nombreuses choses. J’ai notamment été inspiré par David Bowie et j’aimais beaucoup chez lui cette manière de changer souvent de personnalité. Chaque album montrait une autre facette de ce qu’il était et j’ai toujours aimé cette idée. J’ai touché à de nombreuses variétés de musique et j’ai beaucoup bougé pour apprendre de différents endroits et de différentes cultures. Mais si j’ai aimé faire cela, et que c’était ma manière de nourrir ma créativité, j’ai énormément d’admiration pour cette manière si différente qu’à Keziah de travailler. Sa manière de garder son style très personnel et se retrouver de façon similaire dans chacun de ses projets. On a une manière très différente de faire les choses ou même de travailler.
Le dernier morceau de votre EP NO (2 letters), est notamment inspiré du Nigéria, des bidonvilles présents à Lagos, donc de tes racines Keziah. Pourquoi était-il important pour vous de mettre en avant les origines de Keziah ?
Keziah : J’ai toujours parlé du Nigéria dans mon travail, c’est mon identité et c’est donc important pour moi. J’ai toujours eu cette identité hybride entre l’Europe et le Nigéria. Mais là, je pense que c’est plus vis-à-vis de la popularité grandissante de la musique nigérienne. La nouvelle génération à la possibilité de faire vivre cette musique que je n’avais pas forcément à mon époque. Ils ont cette chance de ne plus être forcément mis dans des cases. Parler du Nigéria est logique dans mon travail mais aussi d’actualité car les gens s’intéressent de plus en plus à la culture et à la musique nigérienne. J’ai toujours parlé du Nigéria mais là, je le fais juste plus de la manière dont les jeunes générations sont intéressées.
Finalement, la raison est plutôt simple : je prends juste énormément de plaisir à parler de mon pays. L’attitude nigérienne est intéressante et marche très bien avec la musique. Cette attitude aide notamment à survivre, et c’est cette attitude que je veux mettre en lumière dans mes morceaux ou encore dans ce morceau de l’EP.
Et toi, Philippe, où te retrouves-tu dans ce morceau ?
Philippe : Je suis aussi DJ, et depuis quelques années, je joue de nombreuses musiques d’Afrique. Je pense qu’il était intéressant pour nous de partager nos deux cultures donc, pour moi, la scène électronique et pour Keziah, ses racines nigériennes. On voulait voir ce que ça donne et ça a très bien marché. Quand j’ai commencé la musique, les genres étaient très définis et certaines personnes très tranchées sur ce qui se faisait ou non.
Il y avait des règles : certains instruments étaient pour certains styles de musique et rien d’autre. Pour autant, j’ai toujours voulu passer outre ces injonctions et faire des essais jusqu’alors pas très bien vu par les puristes de la musique.
Quand tu es jeune, tu es un peu radical, voir même stupide (rires). Avec le temps, tu ouvres de plus en plus ton esprit et tu te rends compte que la musique est aussi là pour expérimenter des nouveaux genres. Mon label m’a permis de faire ce que je voulais et justement d’outrepasser ces règles.
D’ailleurs le nom de mon label en est la preuve vivante puisque ¡Ya Basta! veut dire “Ça suffit !”. J’ai donc toujours aimé mixer différents éléments, la musique ce n’est pas un univers de règles. Pour moi, ça n’a pas de sens d’être un puriste dans la musique. J’ai envie d’être libre et de casser les codes. Finalement, j’ai passé ma carrière à dépasser les barrières et faire ce dont j’avais vraiment envie.
La musique évolue notamment parce que des artistes ont décidé de ne pas écouter ce qu’on leur disait et de faire comme ils le sentaient.
Pour finir, qu’est-ce que l’on peut vous souhaiter pour 2023 ?
Philippe : Rester en vie ! Continuer à être heureux, continuer à faire de la bonne musique et enfin, espérer que le public aime notre EP Class of 89 !
Keziah : Un peu pareil mais en gros, de la musique encore et encore afin que les gens puissent toujours plus l’apprécier. Continuer à créer et continuer à creuser son bout de chemin car je reste encore très curieux de s’avoir où il me mènera. Et ainsi, toujours chercher à dépasser les limites fixées par la société et ainsi abattre les barrières car je pense sincèrement que c’est quelque chose de bénéfique pour tout le monde.
Propos recueillis par Tiphaine Conus
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