Thomas Vinterberg – interview
D’où est venue l’idée de ce film, sous-tendu par la problématique très forte et très troublante de l’abus sexuel infantile ?
Il y a quelques années, un homme a frappé à ma porte. Il délirait à propos de concepts tels que « faux souvenirs induits », et « pensée dangereuse ». J’ai accepté par politesse les documents qu’il me tendait, mais je lui ai assez vite fermé la porte au nez. Beaucoup plus tard, j’ai eu besoin de voir un psychologue ; j’ai repensé à cet homme et j’ai lu les documents qu’il m’avait laissés. Cela parlait d’enfants en pleine confusion, de vies détruites par des accusations mensongères et de parole infantile sacralisée, j’ai été complètement fasciné. J’ai tout de suite pensé qu’il y avait là la matière d’un film.
J’ai grandi dans une communauté hippie, dans les années 1970, et à l’époque ce n’était pas gênant de voir des gens nus discuter avec des enfants. Aujourd’hui ça a complètement changé et un enseignant ne pourrait même pas tenir un enfant dans ses bras pour le consoler, par exemple. Ce serait toujours interprété comme un geste un peu tendancieux, et c’est ce que j’essaie de dénoncer dans le film.
Mais d’un autre côté, espérons que ce film touche à quelque chose de plus vaste que ce simple sujet de l’abus : pour moi, c’est un film à propos de l’innocence perdue mais aussi à propos d’une amitié intense et très étroite, voire d’amour entre les membres d’une communauté très soudée, ainsi qu’entre un homme adulte et une enfant. Ça parle de pardon, et de comment un mensonge peut s’étendre au point qu’il devienne général et touche tout le monde.
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Le décor est celui d’un petit village, et il y a cette sorte de peur primale qui émerge dès que le soupçon d’abus sexuel des enfants est éveillé. Les tensions et les instincts sont exacerbés, et d’une certaine façon, il semble que le film fonctionne comme un conte de fées. Êtes-vous d’accord avec cette interprétation ?
Oui, j’ai créé cet environnement clos de petit village en retrait, qui fonctionne comme dans un conte d’Hans Christian Andersen : tout y est parfait, comme dans une bulle d’innocence préservée. Et puis il suffit qu’une rumeur émerge, qu’un mensonge s’instille comme une goutte de mal à l’état pur dans cette bulle d’innocence pour que ce mal se répande comme un poison.
Pourtant, la petite fille, Klara, tente de confesser qu’elle a menti à plusieurs reprises, mais personne ne veut la croire…
Non, comme dans la vie réelle.
Qu’est-ce qui vous intéresse le plus, dans ce film ? La psychologie des adultes ou celle des enfants ?
Eh bien, je pense que les deux sont très intéressantes. Evidemment, dans ce film, je suis particulièrement fasciné par l’idée que l’on peut fabriquer de toute pièce un souvenir d’un événement qui n’a jamais existé et l’implanter dans l’esprit d’un enfant. La petite fille est à la frontière du rêve et de la réalité. Elle sait qu’elle a dit quelque chose de mal à propos de cet homme, Lucas, mais au début elle ne se rappelle même pas quoi, ni si c’est vrai ou non, et puis ensuite elle en est effrayée. Il est très facile de gravement perturber l’esprit d’un enfant, juste en essayant de le protéger.
Pour travailler avec des enfants, il faut établir une vraie connexion avec eux. Quand on travaille avec un acteur ou une actrice adulte, en général, on doit lui raconter toute la vie du personnage. Ce que j’adore faire, ce qui est mon boulot ! Mais avec les enfants, ça ne se passe pas comme ça. Vous avez juste à dire : « Fais trois pas. Aie l’air triste. Regarde vers la droite. C’est ça. Très bien ! »
Mais la petite fille qui joue Klara était très douée, c’est une très bonne actrice. A tel point que c’en était intimidant pour les autres acteurs ! Nous avions une importante décision à prendre. Nous devions décider de ce à quoi nous la confrontions et jusqu’à quel point nous lui expliquions l’histoire. C’est une enfant très équilibrée, qui vient d’un environnement très sain, donc nous lui avons presque tout raconté. Ça a été incroyable de constater que ça se passait très bien ! Elle a juste demandé où elle devait se mettre et où elle devait regarder. Il n’y a eu aucune blessure, aucun problème ! Et je pense donc qu’on a peut-être trop tendance à sur-protéger les enfants !
Vous vous êtes fait connaître à vos débuts en initiant le Dogme avec Lars Van Trier, mais après l’immense succès de Festen, vous l’avez abandonné. Pourquoi cette rupture ? Pensez-vous que vous pourriez y revenir un jour ?
Eh bien, à mon sens, le Dogme était une révolte, un soulèvement contre les conventions qui régnaient concernant la façon de faire du cinéma, qui sont toujours extrêmement conservatrices. Quand nous avons commencé à faire ça, nous étions des étrangers, c’était agressif, arrogant, c’était dangereux ; et en même temps c’était excitant, car on pouvait en jouer. Et puis c’est devenu un immense succès, et avant même qu’on s’en rende compte, c’était fini, parce que ce n’était plus une révolte ! La vieille robe de chambre s’est transformée en robe de bal, et c’est devenu un style. C’était justement ce que nous voulions éviter ! Nous ne voulions pas créer de style, nous voulions ramener le cinéma à sa forme la plus nue et la plus crue. Et je pense que nous avons réussi, mais seulement ça s’est vite terminé parce que nous avons trop vite atteint le succès. Je pense qu’avec Festen, j’ai gravi un chemin jusqu’à temps que je ne puisse plus aller plus loin. C’était donc forcément l’ultime film que je puisse faire dans ce style. Et lorsque j’ai fait Submarino, mon précédent film, j’ai eu l’impression que les cendres de l’explosion qu’avait été le Dogme étaient enfin retombées, ce qui m’a permis avec Submarino et La Chasse de me relancer dans autre chose, de pouvoir explorer d’autres pistes qui me sont beaucoup plus propres.
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Vous dites qu’avec ce film vous êtes revenus à un cinéma qui vous est plus propre, pourquoi ?
Pas avec ce film en particulier, avec le précédent surtout, Submarino. Ces deux derniers films sont plus inspirés par ce même désir de faire du cinéma que j’avais lorsque j’étais étudiant, que je faisais des films pour l’école. J’ai essayé de retrouver cette pureté, cette naïveté, ces motivations personnelles que je pouvais avoir à mes débuts, ou quand j’ai fait Festen, par exemple. Durant les années qui ont suivi Festen, tous ces films que j’ai fait, It’s All About Love, Dear Wendy, sont des films très modernes et dont je suis fier, mais qui appartiennent à une partie de ma vie durant laquelle j’explorais différents pays, différentes façons de faire des films. Submarino et La Chasse, par contre, se rapprochent plus de ce que je suis actuellement. Le problème, c’est que quand on est un artiste, on n’a pas envie de se répéter. Ca fait se sentir vieux, ça vous fait prendre conscience que vous finirez par mourir. Il vous faut toujours continuer à explorer, agir toujours comme si vous marchiez sur une très fine plaque de glace prête à se rompre. Parfois, pour ressentir ça, vous devez tout casser dans la pièce ; et parfois il vous suffit de faire un simple pas de côté.
Propos recueillis par Raphaëlle Chargois
A découvrir sur Artistik Rezo :
– La Chasse – drame de Thomas Vinterberg (sortie le 14 novembre 2012)
[Visuel : Danish film director Thomas Vinterberg. Date 14 février 2010. Source : Thomas Vinterberg. Auteur : Siebbi. Ce fichier est disponible selon les termes de la licence Creative Commons Paternité 3.0 (non transposée)]
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