Une flamboyante plongée dans l’esprit d’un génie
Saint Laurent De Bertrand Bonello Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Rénier, Aymeline Valade, Léa Seydoux, Louis Garel, Valeria Bruni-Tedeschi, Valérie Donzelli et Amira Casar Durée : 150 min. Sortie le 24 septembre 2014 |
Sortie le 24 septembre 2014
En dépit de quelques longueurs, Bertrand Bonello réussit une flamboyante plongée dans l’esprit d’un créateur de génie, persuadé de ne pas être un artiste. Est-ce simplement en vertu de cette mode de plus en plus pressante du biopic si, en l’espace de quelques mois, deux films ont fait resurgir le même nom sur les écrans de cinéma français ? Yves Saint Laurent, icône de la haute couture, a définitivement quitté la scène en 2008. Lors de ses obsèques, on vit défiler quelques-unes des gloires cinématographiques qu’il avait fait rayonner en les habillant de ses surprenantes créations. Dans le fond, le cinéma lui devait bien cet hommage. Et c’est donc d’abord Jalil Lespert qui, pour sa première réalisation, lui a consacré un film à la facture classique, figé dans son désir de reconstitution. Bertrand Bonello aborde le sujet autrement. Ce qui le fascine, ce n’est pas tant l’aspect factuel du biopic. Retracer une vie en quelques images aux prétentions mimétiques ne l’intéresse guère. Le réalisateur de L’Apollonide préfère rechercher la source d’inspiration du créateur dans ses troubles, dans les arcanes de son esprit tourmenté. Tourmenté par la crainte de n’être pas un artiste. “Je suis un peintre raté”, affirme ainsi un Saint Laurent vieillissant, évoquant une collection charnière. Les ballets russes de 1976, renaissance visuelle alors que le Tout-Paris croyait déjà son inspiration tarie et ses muses éteintes. Car à mesure qu’il rayonne sur la mode de son époque, Saint Laurent se renferme, fuit un succès qu’il croit avoir usurpé. “J’ai créé un monstre et maintenant je dois vivre avec”, déclare-t-il sur un ton où pointe l’amertume. Ce monstre, c’est à la fois lui, son œuvre et sa relation avec Pierre Bergé. Qui est le Pygmalion de l’autre ? Bergé chosifie l’artiste, pour en faire une marque, un empire puissant, mais aussi pour l’emprisonner dans son propre univers. Tentative désespérée de rester seul à aimer l’homme qui ne rêve que d’évasion. Mais Yves Saint Laurent lui-même fait de sa vie un musée hors du monde, hors des événements qui marquent une décennie phare du XXe siècle. Car c’est là l’une des autres audaces de Bertrand Bonello. Le cinéaste ne prétend pas embrasser toute l’existence de son sujet. Il focalise sa caméra sur une décennie en pleine déliquescence. La jeunesse idéaliste de mai 68 voit peu à peu son rêve s’effondrer : les années 70 s’achèvent sur l’apparition du sida et le retour d’un certain matérialisme. Saint Laurent, lui, s’abîme dans l’alcool, les drogues et sa relation destructrice avec Jacques de Bascher, formidable Louis Garrel en dandy moderne. Et au milieu de cette destruction, les collections surgissent comme des fulgurances, révolutionnaires. C’est le smoking féminin, qui proclame la liberté nouvelle pour les femmes de s’accomplir dans le travail au même titre que les hommes. C’est la silhouette androgyne de Betty Catroux, qui affirme une sensualité exacerbée, revendiquée, dans une beauté alors étrange. C’est la collection Libération, qui joue avec les codes du glamour 1940’s, exaltant les contradictions d’une époque entre révolte et classicisme. Et puis les couleurs de l’Orient, le Maroc, Delacroix et les Orientalistes du XIXe qui à la fois disent la tendresse de Saint Laurent pour sa bienheureuse enfance algérienne et son désir de peinture. Désir qui fait de lui un collectionneur d’art et qui l’empêche de réaliser la portée de son œuvre. “Tout ceci n’est-il pas dérisoire ?”, demande-t-il douloureusement à Pierre Bergé. Il existe de nombreux points communs entre Saint Laurent et le précédent chef-d’œuvre de Bertrand Bonello, L’Apollonide. Cette idée de beauté enfermée, quoiqu’elle soit moins tragique dans son Saint Laurent. Une certaine idée du désir comme pulsion destructrice aussi. Une BO volontiers teintée de soul à la fois triste et entraînante. Un même côté baroque dans l’esthétique. L’utilisation de flash-back et d’images récurrentes, revenant comme des motifs lancinants. À ce titre, la séquence d’ouverture, montrant petit à petit, comme sortant de l’ombre, un Saint Laurent dépressif réfugié dans un hôtel pour confier sa vie à un mystérieux interlocuteur, est révélatrice. La différence est seulement que Saint Laurent est moins sombre et parfois plus anodin. Anodin, mais jamais “dérisoire”, comme le redoutait le créateur. La faute à quelques petites séquences sans doute un peu superflues, notamment les quelques scènes qui alourdissent la fin du film après l’apothéose de 1976. Mais ces petites lourdeurs ne peuvent entacher ni la grâce qui émane du film, ni le plaisir que l’on peut ressentir à enfin voir un biopic qui ne s’acharne pas à retracer le parcours linéaire d’un personnage connu en traquant la moindre trivialité possible. Bien plus, le Saint-Laurent de Bonello cherche à comprendre le mécanisme de création. Peut-être est-ce tout simplement qu’il fallait un artiste pour brosser le portrait d’un artiste. Raphaëlle Chargois [embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=BFXckxA1RtU[/embedyt] [Crédit photos : Carole Bethuel © 2014 Mandarin Cinéma – EuropaCorp – Orange Studio – Arte France Cinéma – Scope Pictures / Carole Bethuel] |
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