Lorsque la laideur est sublime à l’écran, “Nous ne vieillirons pas ensemble” de Maurice Pialat
“L’amour en fuite” de Truffaut, “Intérieurs” de Woody Allen, “La rupture” de Chabrol… Dans les années 70, les films de séparation ne manquent pas. Peu importe les époques, les cœurs se sont brisés. La blessure du premier amour est un rite de passage universel, auquel personne ne résiste. Ce sujet inspire un nombre incalculable de courts métrages, mettant tantôt en avant les divorces, tantôt les relations toxiques. Dans cette valse cinématographique, un film marque les esprits “Nous ne vieillirons pas ensemble”.
Sorti en 1972, ce long métrage est aussitôt nommé au Festival de Cannes. Largement nominé, l’histoire est inspirée de la vie de son réalisateur, Maurice Pialat. D’une façon cathartique, il met en scène la vie de Jean, un cinéaste de 44 ans marié depuis 11 ans à Françoise. Cependant, depuis 6 ans, Jean entretient une liaison avec Catherine, une jeune femme de 25 ans. En opposition à son amant sinistre et torturé, Catherine respire la joie de vivre. Pendant deux heures, vous serez les témoins, face à l’écran, du déferlement de violence qu’une relation amoureuse peut amener sur votre vie.
Le film démarre. Au lit, Jean et Catherine. D’une moue boudeuse, l’amante se plaint de la laideur de la pièce, que rien ne vient égayer. L’homme est sourd à la critique et s’extirpe du lit pour se diriger vers la cuisine. Baiser sur le front. Café qui chauffe. Pantalon, chemise. Nous sommes face au réveil d’un couple, composé de ces chamailleries quotidiennes et rituels. Ou en tout cas, nous pensons l’être. Mais l’illusion est rapidement rompue. Jean intime Catherine de rester à l’intérieur afin qu’on ne la voie pas de la fenêtre, pour ne pas ridiculiser sa femme. Blessée, l’amante s’en va. Confortablement assis sur votre canapé, vous hochez la tête de désapprobation, jugeant le comportement de Jean peu correct. Ce qu’il vous reste encore à découvrir est l’ampleur de la violence mentale exercée sur la protagoniste, qui se cache derrière le déclin d’une relation. Insultes, coups, hurlements, ou mépris sont émis de Jean envers Catherine. Au bout de quelques minutes de film, le couple part à la mer. Loin d’être un séjour apaisant, le cinéaste prend Catherine en grippe et mélange violence mentale et intimidation physique. Elle rassemble donc ses affaires pour se diriger vers la gare. Mais contrairement à ce que le spectateur -sain d’esprit- aurait pu s’imaginer, l’histoire ne s’arrête pas là. L’amoureuse, bien trop éprise de son homme, reste assise sur le quai de la gare, le regard dans le vide. Elle n’a pu se résoudre à partir et espère apercevoir à n’importe quel instant Jean. Alors que le film n’a démarré que depuis une vingtaine de minutes, la relation nous semble déjà sur la fin. Sans l’ombre d’un doute, nous condamnons ce couple à la séparation. Un dénouement tragique nous paraît la suite logique des événements.
C’est sûrement ce parti pris qui fait toute la force de Nous ne vieillirons pas ensemble. Le couple est voué à l’échec. Il s’agit d’une histoire malsaine, d’un amour qui n’a plus d’affection. Mais envers et contre toute logique, le couple persévère. Chaque rupture n’arrive que dans l’optique d’amplifier la réconciliation. Et chaque fois, Catherine pardonnera les colères de l’homme qu’elle croit aimer. L’amour qu’elle porte à Jean se mue rapidement en angoisse. Elle n’accepte plus d’être dans des lieux clos en sa présence, répète qu’elle a peur de lui, adopte un langage non verbal de soumission. La relation commence à s’étioler sans même que Jean en prenne conscience. L’atmosphère devient anxiogène. Il la traque, harcèle son entourage. La passion qu’on a cru voir au début n’est plus. À la place se trouve un homme malsain, en proie à des pulsions délirantes et sa victime. Mais la force d’attraction entre les deux protagonistes est tellement forte que le spectateur commence à être perdu. Vont-ils vraiment se séparer ? Catherine va-t-elle réellement réussir à s’échapper, se défaire de cette emprise ? Rien n’est moins sûr.
Comment une fin qu’on pensait avoir prévue dès les premières scènes peut-elle nous échapper ? Alors que l’issue du film nous paraissait évidente, l’inquiétude nous fait battre le cœur. Toute prise de recul est impossible. Les cris fusent. La relation de Catherine avec ses parents s’étiolent. Jean perd sa femme et énormément d’argent. Derrière notre écran, l’air nous semble manquer. Pas de solution ou de sortie possible, nous sommes prisonniers d’un schéma répétitif destructeur. Les personnages ne peuvent qu’être destinés à une horrible souffrance.
C’est avec ce dernier tour de carte que Maurice Pialat termine de nous éblouir : il rompt le supplice. Alors que Catherine nous apparaît depuis 1h20 comme une femme manipulée, incapable de lucidité, il lui donne la force de partir. Sans préavis, sans prévenir son amant, elle part à la campagne sans revenir. Il faudra attendre les dernières minutes du film pour que les personnages principaux se retrouvent. Et pour la première fois, Jean n’exerce plus de rapport de force sur son ancienne maîtresse. Catherine lui raconte, à son nouvel amant, bientôt mari, leurs projets, leurs rêves. Il l’écoute le sourire en coin, et même s’il se moque un peu, ses plaisanteries sont toujours bon enfant. Ils évoquent vaguement leur relation, et on sent que leurs cœurs sont lourds, mais résignés.
Devant cette scène, une pointe d’attendrissement montre son nez. Nous regardons un homme seul et malheureux, et l’envie d’éprouver de l’empathie est conséquente. N’est-ce pas un comble ? Ou peut-être justement, la force du réalisateur. Il nous laisse croire que du film, nous avons atteint la compréhension ultime, avant de nous plonger dans l’incertitude. Alors que Jean agit comme un goujat, et même un amuseur, nous nous surprenons à avoir de l’empathie pour ce personnage.
Pour comprendre ces sentiments, un contexte de tournage est nécessaire. Ce film est autobiographique. Il porte sur la relation qu’entretenait Maurice Pialat avec une certaine Colette de moitié son âge lorsqu’il était marié à sa première femme. Leur idylle durera également six ans. Et si l’on peut croire que certaines scènes du film sont improvisées tant elles semblent naturelles, il n’en est rien. Soucieux du détail, le réalisateur retournera chaque scène des centaines de fois. Il ira même tourner dans le pavillon où vivait la grand-mère de son ancienne amante. Si Maurice Pialat est réputé pour sa précision chirurgicale, il battra tous les records avec ce film. Des polémiques feront d’ailleurs grand bruit lors de la nomination du film. L’acteur principal ne souhaitera en effet pas venir à la première du film, ni recevoir un prix pour ce qu’il considère avoir été “un des pires tournages de sa vie”.
Nous ne vieillirons pas ensemble vous perd car les intentions derrière ne sont elles-mêmes pas claires. Parlant de lui, Maurice Pialat ne peut avoir un avis extérieur. Parfois, il est honnête et mauvais, parfois, il est malheureux et touchant. Ce film ne comporte pas de vérité drastique ou morale enrichissante. Il s’agit d’un mélange de sentiments, souvenirs et ressentis. C’est ce qui en fait sa beauté, en le rendant si laid.
Aglaé Girard
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