Les Herbes Folles d’Alain Resnais
« Quand on sort du cinéma, tout peut arriver avec le plus grand naturel. »
Avec Resnais, on sait d’où l’on vient. Dès les plans d’ouverture, qui alternent jambes des passants et herbes des champs, le ton est donné. Tout part de là, du sol, des racines, des pieds ou plutôt des chaussures de marque que collectionne l’héroïne, et avec lesquelles nous dit-on, « on ne peut transiger ». Un point de départ tangible qui pour autant, ne protège pas des aléas du voyage et ne dit rien du lieu d’arrivée.
Le familier, c’est eux. Sabine Azéma et André Dussollier. L’une, qui de La vie est un roman (1983) à Cœurs (2006) n’a jamais cessé de régaler son public et son metteur en scène fétiche, séduits par la palette de son jeu. L’autre, qui depuis trente ans, habite et enchante le cinéma de Resnais avec presque autant d’assiduité. Deux visages auxquels on s’attend et dont le dévoilement est délicieusement différé, comme dans ces films hollywoodiens de l’Age d’Or qui aimaient soigner, en les retardant, les premières apparitions de leur star.
L’imprévu, c’est ce qui les réunit. Georges, époux retraité dissimulant sous son train-train quotidien un passé inquiétant, retrouve le portefeuille volé de Marguerite, une brillante dentiste entre deux âges, passionnée d’aviation. De cet « incident » jaillira l’obsession. Celle d’un désir instable, né d’une photo ou d’un état d’esprit et qui va contaminer son objet, d’abord réticent puis peu à peu gagné par son impétuosité.
« Alors vous m’aimez ? » « Non, j’étais inquiète. »
Comme l’affirmait déjà l’auteur de Smoking/ No Smoking, c’est le hasard qui fait les choses. Bien ou mal, qu’importe. Dans le monde de Resnais, chaque geste et chaque mot ont leur importance, ne serait-ce que par les spirales qu’ils créent et qui les aspirent. Telles les « herbes folles » qui poussent étrangement dans les creux de l’asphalte, les personnages du film évoluent au gré de leurs addictions, toujours au bord de leurs pulsions. Sorte de végétation persistante qui, en se développant dans des lieux où on ne l’attend pas, en décèle et en agrandit les fissures. Autour de Sabine Azéma ébouriffante et d’André Dussollier halluciné, un casting de choix au diapason : Anne Consigny, épouse inquiète et à l’écoute, Emmanuelle Devos, collègue présente mais imprévisible et Mathieu Amalric, flic aussi déroutant que farcesque (aux côtés de Michel Vuillermoz), ajoutent chacun leur touche à ce vaudeville de l’absurde où tout semble permis.
« Qu’est-ce que je fais, je le tue ? »
Une audace généralisée qui contamine une mise en scène facétieuse, choisissant tantôt de suivre ses personnages lors d’une promenade ou de s’en désintéresser le temps d’un déjeuner familial. Un calcul des distances méthodique, propre au cinéaste entomologiste de Mon oncle d’Amérique, qui n’a jamais caché son intérêt pour les travers et les revers du comportement humain.
Voyageuse est la caméra d’Alain Resnais, dont les va-et-vient défient les lois de l’apesanteur et dont les positions perturbent. De travellings en plongées sur le monde, de zooms sur les corps aux ralentis des démarches, en passant par les incrustations de visages sur la pellicule, chargées d’évoquer la projection mentale : Resnais aime le cinéma et y joue. Passé maître dans l’art d’harmoniser les couleurs des plans et les fluctuations du discours, sa technique de montage se déploie ici encore, en s’amusant à décaler les mots et l’image, à remplacer les dialogues par la musique ou à insérer çà et là des motifs récurrents (plans de l’herbe et du portefeuille) ou des détails éloquents (les pieds titubant d’une Emmanuelle Devos grisée par l’alcool).
Soucieux de trouver la bonne note qui permettra de garder le souffle originel du texte qu’il adapte, Resnais s’efforce enfin de lui donner une tonalité toute musicale autant que cinématographique. Comme à ses débuts, il a recours à la voix-off. Moderne, toujours. Celle d’un narrateur (Edouard Baer) pas tout à fait omniscient, qui hésite et fluctue, s’impose ou se tait, laissant régulièrement à ses personnages le soin d’exprimer eux-mêmes leurs pensées les plus cocasses.
« Maman, quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ? »
L’art de la variation, Resnais le revendique et le maîtrise à la perfection. Variation de la mise en scène, du traitement du son et de l’image mais aussi variation des thèmes, qui se déclinent peu à peu avant de s’emparer complètement du film. Ainsi le rêve. Celui de Georges qui imagine des avions, s’insinuant en surimpression sur la pellicule. Rêve qui devient réalité lors de la scène de haute voltige dont les tournoiements semblent pencher en faveur d’un cinéma entièrement libéré de ses contraintes. Une envolée d’autant plus affirmée qu’elle se clôt sur un épisode insolite et surréaliste, à l’image de l’affiche du film réalisée par l’auteur de bandes-dessinées, Blutch. Fin d’une histoire lue à une enfant, retour à la réalité ou pur exercice de style? Cet épilogue ouvre sur un imaginaire, pouvant influer sur la perception du film tout entier. Sans forcément chercher à tout comprendre, le spectateur a le choix ou non de se laisser porter en toute confiance, jusqu’à ce point d’arrivée inopiné.
Cinéaste de haut vol, Resnais renoue dans Les Herbes Folles avec ses anciennes amours, combinant sans retenue son goût des expérimentations visuelles et son penchant pour la peinture de caractères, fantaisiste et théâtrale. Telles les graines semées au gré du vent, ses trouvailles techniques et narratives donnent naissance à des incongruités qui peuvent laisser perplexe autant qu’émerveiller. Au-delà des cimes, le cinéaste entraîne ainsi son spectateur dans ces lieux rares où le hasard et les pulsions règnent en maître. Un voyage aussi familier que singulier, et qui on l’espère, ne sera pas le dernier.
Laetitia Ratane
“Les Herbes Folles”
D’après le roman de Christian Gailly, “L’incident”.
Sortie le 04 Novembre 2009
Réalisation: Alain Resnais
Scénario: Alain Resnais, Laurent Herbier, Alex Reval
Musique: Mark Snow
Avec Sabine Azéma, André Dussollier, Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Anne Consigny, Michel Vuillermoz, Roger Pierre, Sara Forestier, Nicolas Duvauchelle….
Distribution: Studio Canal
www.lesherbesfolles-lefilm.com
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