Les Choses humaines : un subtil jeu de pouvoir
Les Choses humaines est sans aucun doute l’un des films les plus marquants de l’année 2021. Thriller sociétal, le film propose de sublimes plans-séquences, un casting parfait et des dialogues exquis… Yvan Attal (Le Brio, Mon Chien Stupide) signe ici une production percutante, solide et palpitante.
L’inspiration du long métrage vient du roman éponyme de Karine Tuil, Prix Goncourt des lycéens en 2018. Au vu de l’actualité, il n’est pas étonnant de voir cet ouvrage adapté sur grand écran. En effet, Les Choses humaines est une œuvre indéniablement contemporaine. Si l’on pouvait résumer l’histoire en une seule phrase – la vie d’Alexandre Farel, brillant étudiant à Stanford, s’effondre quand il est accusé de viol – le film va au-delà de sa thématique d’agression sexuelle. Il dissèque ainsi les différences entre les classes sociales, les rapports humains, amicaux, familiaux et amoureux ; on y parle aussi de désir, de domination, de toxicité masculine – et le tout est traité comme un thriller, brillant.
Alexandre est issu d’une famille aisée. Fils unique d’un journaliste politique influent, Jean Farel, et d’une essayiste féministe, Claire, il est de passage à Paris pour voir ses parents, désormais séparés. Alexandre passe un soir dîner chez sa mère et son nouveau compagnon, Adam Wizman ; la fille de celui-ci, Mila, a grandi dans une famille plus modeste, juive orthodoxe. Alexandre a promis à ses amis de lycée qu’il passerait aussi les voir lors de cette même soirée, et sa mère va lui demander qu’il emmène Mila avec lui, dans le but qu’ils créent des liens. Le lendemain, la police débarque au domicile du père d’Alexandre, où celui-ci loge ; il est accusé d’avoir violé Mila la veille…
De la première à la dernière minute, le film est prenant. La première, c’est Alexandre qui débarque à l’aéroport et qui aide une femme avec sa valise ; la dernière, c’est le visage face caméra de Mila, en pleurs. Entre ces deux scènes, il y a 2h15 passionnantes qui permettent aux spectateurs de se forger une opinion quant aux personnages et à cette accusation. Tout dans la mise en scène est traité comme un thriller, principalement dans sa réalisation, nerveuse, caméra à l’épaule ou plans-séquences épurés.
Divisé en trois parties, sobrement intitulées “Lui”, “Elle” et “Les Plaidoiries”, on rencontre d’abord les deux jeunes protagonistes. On cherche à les comprendre, à compatir avec eux, on essaie de découvrir la vérité. Puis on assiste aux plaidoiries, entrecoupées de flashbacks, au format carré et à l’image granuleuse.
Ces Choses humaines ne sont pas si simples que cela, et l’intérêt du film repose dans cette analyse complète et complexe. N’y a-t-il qu’une seule vérité ? L’innocence n’est-elle qu’une question de point de vue ? La violence, un fait incontestable ou un acte basé sur le ressenti ? Plus encore, on s’interroge sur la question nécessaire du consentement : quand peut-on dire que celui-ci est bafoué ?
Le dernier acte, qui narre le procès, aurait pu être rébarbatif, le cinéma ayant déjà proposé de très bons films judiciaires (encore récemment, La Fille au bracelet de Stéphane Demoustier). Et pourtant, Yvan Attal nous captive. Les solides interprétations de Benjamin Lavernhe et Judith Chemla, qui incarnent respectivement les avocats d’Alexandre et de Mila, sont d’autant plus fascinantes que la mise en scène, inventive, surprend par sa fracture avec les premières parties. Chaque mot prononcé lors de cette audience, chaque parole constituant un indice sur la réalité des faits captive. À la manière de 12 Hommes en colère de Sidney Lumet, référence qu’Attal assume, le spectateur se retrouve immergé au cœur de la cour d’Assises, à se demander quelle aurait été sa réaction s’il avait dû juger en toute impartialité.
Le scénario, très habile, est la véritable source de richesse du film ; il ne prend jamais de parti et n’élude aucun personnage. Ce que l’on apprend de l’entourage des deux jeunes protagonistes permet d’appréhender les faits sous des angles différents et de mettre en lumière les personnalités de la victime et de l’accusé. La mère d’Alexandre (Charlotte Gainsbourg, bouleversante) est féministe ; on peut se dire qu’il a grandi avec une certaine éducation et pourquoi alors son comportement serait à l’opposé des discours de sa mère ? Son père (remarquable Pierre Arditi) se conduit avec les femmes comme il se conduit dans son métier, avec cynisme, condescendance et domination. L’une des scènes, choquante, avec sa stagiaire est obscène mais si édifiante pour cette analyse des personnages. Embarrassant par moments dans ses mœurs, Jean Farel, attiré par l’argent et attirant par son argent, se croit tout permis. Il va même jusqu’à prononcer certaines phrases pouvant être très mal interprétées, qui semblent vouloir dire que l’argent peut tout excuser.
En outre, Les Choses humaines joue habilement avec un vocabulaire ayant plusieurs sens. Le scénario ne propose pas un film avec un cruel accusé et une gentille victime, c’est avant tout l’histoire de deux mondes qui s’affrontent et s’effondrent. Il y a deux perceptions de la réalité.
D’un côté, il y a ce que dit Alexandre, qu’elle “était consentante” – pour son père même, “c’est sûrement une folle”. Tous deux vivent dans un monde où la séduction n’existe pas, ce n’est qu’un jeu de faux-semblants dans lequel aucune des deux parties n’est censée être dupe quant à la finalité de la chose. Leur monde est un milieu où l’hésitation et l’interdit n’existent pas. D’ailleurs, avec son ancienne petite amie Yasmina Vasseur, forte et ambitieuse, Alexandre entretenait une relation passionnelle et violente, et cette dernière prendra sa défense au procès. Lui ne semble envisager les relations hommes/femmes que comme cela : des relations de force dont l’issue ne laisse pas de place au doute ou au refus. Dans son milieu, on banalise des comportements désinvoltes, égoïstes, voire brutaux. Il appartient à un univers social qui n’a pas les mêmes codes que celui de Mila. Il vit dans un monde où tout s’achète et tout s’obtient, un monde sans barrières, sans obstacles, sans refus envisageable.
De l’autre, il y a Mila. Elle vient d’une famille juive croyante et pratiquante, d’un milieu plus modeste, plus mesuré, moins exubérant. Pour Alexandre, elle n’est que l’enjeu d’un pari entre copains lors d’une soirée avec alcool et diverses substances. Mila se contredit par ailleurs plusieurs fois quant à la contrainte qu’elle dit avoir subie – elle dit avoir repoussé Alexandre sans savoir non plus si elle lui avait fait comprendre qu’elle ne voulait pas. La scène du viol restera hors-champ, dans un local poubelles. Les minutes qui précèdent, Mila semble plus sous l’emprise que sous le charme d’Alexandre. Mais le doute plane, la frontière reste fragile. La partie adverse laissera entendre au procès qu’elle aurait pu réagir par vengeance, humiliée en découvrant que cette relation n’avait été que la finalité d’un pari. Encore lors de l’instance, Mila semble avoir une autre vérité, et c’est à nous, spectateurs, de nous faire notre propre conclusion. Même si l’intention de nuire n’était pas là, le manque d’empathie d’Alexandre, à laquelle le film nous invite de temps à autre, et l’égoïsme de son comportement ne marquent-ils pas sa culpabilité ? Le ressenti de la victime n’est-il pas tout ce qui compte ?
Les réactions des personnes qui entourent les protagonistes principaux se rapprochent de ce qu’elles peuvent être dans la vie, excessives ou mesurées, mais il n’y a jamais de caricature. C’est aussi là que Les Choses humaines percute : les dialogues brillants sont aidés par cette réalisation qui capte le plus près de leurs visages. Aussi, le casting exceptionnel, composé de Mathieu Kassovitz et Audrey Dana en plus de ceux précédemment cités, vient sublimer cela et toutes et tous confirment l’étendue de leur talent. Suzanne Jouannet et Ben Attal, les deux révélations du film, sont criants de justesse et de crédibilité, alors que leurs rôles auraient pu les cantonner à une certaine mièvrerie pour elle et une irritation exaspérante pour lui.
En conclusion, Les Choses humaines est un grand thriller sociétal qui vient brosser un portrait passionnant et effrayant de notre société, dans laquelle deux mondes se côtoient sans se comprendre, des mondes qui ne sont reliés que par l’actualité.
Et l’actualité, ici, c’est le mouvement #MeToo, qui questionne notre époque, nos rapports aux autres, à la vérité, au corps, à la sexualité… Brillant et nuancé, Yvan Attal propose un film qui fait confiance à l’intelligence des spectateurs à qui il appartiendra de se forger une opinion à cette scène qui n’est jamais montrée. Le mérite du film, enfin, est de susciter un débat sur la manière dont chacun perçoit ces choses humaines, dans leur entièreté et leur ambivalence.
Un film palpitant, qui nous laisse dans le chaos pour mieux réfléchir.
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