La piel que habito – film de Pedro Almodóvar
Un corps tordu dans une position étrange, courbé par-dessus un canapé, dans l’ambiance feutrée d’un huis-clos richement décoré. Ainsi s’ouvre La piel que habito, par une scène dont l’aspect pictural évoque inévitablement une œuvre de Salvador Dali. Ce corps que l’on aperçoit tout d’abord, est pourtant immédiatement mis à distance : enveloppé dans un costume moulant couleur chair, il ressemble à de la peau, mais n’en est pas ; il recrée l’apparence de la matière charnelle par l’artifice. Dès lors, la question de cette peau dissimulée dans une enveloppe synthétique devient préoccupante. Nu sans l’être, le corps pose malgré lui, au cœur d’un tableau qu’Almodóvar compose avec une minutie presque clinique. Chaque personnage, consciemment ou non, fabrique, peint, scénographie, modélise. Le rapport à l’art est constant.
Robert Ledgard, le personnage d’Antonio Banderas, est habité par une folie créatrice qui fait de lui une sorte de docteur Frankenstein obsédé non par la vie, mais par le corps, la chair elle-même. Vera, sa créature, façonne en terre glaise des personnages qui paraissent difformes, torturés, incomplets, avec un soin qui confine au fétichisme. Quant à Almodovar, il filme ces deux aspirants Prométhée en émaillant sa mise en scène de références visibles à l’histoire de l’art, du Titien à Louise Bourgeois, de l’art primitif au contemporain en passant par la Renaissance. Sauf que ce sont les corps que le réalisateur espagnol manie en guise de pinceaux. A ce titre, rarement un film aura donné autant d’importance à la présence physique de ses acteurs. Il en ressort un impact visuel sur l’imagination indéniable : La piel que habito est fascinant, hypnotisant.
Cependant, il ne s’agirait sans doute pas vraiment d’un film d’Almodóvar s’il n’était pas hanté par ses thèmes de prédilection : le secret, l’amour, la mort, la sexualité et ses troubles, l’identité de genre ou le problème que pose sa définition.
La force de l’intrigue est alors de multiplier les crimes sans jamais proposer de coupable : tous les protagonistes sont victimes et bourreaux à la fois, tous portent le poids de leur propre culpabilité.
Robert Ledgard, chirurgien brillant aux méthodes que la bioéthique réprouve, cherche à créer une peau surhumaine, résistant aux flammes et aux insectes vecteurs de maladies graves. Derrière l’objectif noble, peu de scrupules, mais aussi une passion amoureuse encore dévorante pour sa défunte femme, morte brûlée vive dans un accident de voiture. Pour exorciser le souvenir de cette tragédie passée, il lui faut vaincre la Mort elle-même, en réincarnant de ses propres mains celle qu’il a tant aimée. On songe au sublime film de Georges Franju, Les Yeux sans Visage (1960), bien que La piel que habito soit en réalité plus pervers que son illustre aîné.
Vera entretient avec Robert un rapport ambigu : qui est-elle ? Fantôme de son épouse ou patiente manipulée ? Victime atteinte du syndrome de Stockholm ou sujet d’expérimentation consentant au psychisme vacillant ? Oscillant toujours entre la volonté de créer et celle de détruire, elle se livre plus ou moins de gré à une performance permanente devant les caméras de surveillance qui manifestent sur elle le contrôle de Robert. Cependant, quand, de par son fantasme de création et d’incarnation, Robert est dépeint comme une sorte d’artiste obsessionnel cherchant à outrepasser la Mort ; Vera entretient un rapport à l’art différent, qui en fait une personne-œuvre davantage tournée vers la perpétuation de la Vie. En somme, Robert semble vouloir ressusciter, quand Vera ne veut que susciter. Elena Anaya surprend ainsi par sa capacité d’incarner et de désincarner son personnage à loisir, par l’aisance avec laquelle elle se fond dans les recoins les plus troubles de son personnage.
Enfin, il y a Marilia, alias Marisa Paredes, qui sous ses airs de simple et bienveillante domestique, pourrait bien être à l’origine du Mal. Enfin, si les choses étaient si simples ! Car la linéarité ne semble pas faire partie du vocabulaire cinématographique d’Almodovar, qui, dans ce film aux accents hitchcockiens, préfère explorer les méandres et les confins de la nature humaine par les sentiers détournés des flashbacks, des prolepses, analepses, des métaphores et des mises en abîmes. Or donc, les personnages ne tarderont pas à le découvrir ; dans le labyrinthe du corps, l’esprit se perd.
Mais pas le film, visuellement magnifique, et d’une intelligence scénaristique remarquable, preuve indéniable, si besoin était d’en fournir, que Pedro Almodóvar est depuis longtemps passé maître dans le septième art, dans l’histoire duquel il inscrit La piel que habito comme une œuvre charnelle, éminemment sensuelle.
Raphaëlle Chargois
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Présenté lors du Festival de Cannes 2011 :
- Prix de la Jeunesse
- 4 nominations : Palme d’Or, Grand Prix, Prix du Jury et Prix du Jury Œcuménique
La piel que habito
De Pedro Almodóvar
Avec Antonio Banderas, Elena Anaya, Marisa Paredes et Jan Cornet
Sortie le 17 août 2011
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– les films à voir en 2011
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