C’est ici que je vis: Barcelone sous l’autoroute
En dépit de l’accélération récente de l’importation des films ibériques, la Catalogne demeurait encore une Terrae incognita du cinéma contemporain. Simple prétexte à l’édification d’un univers fantastique (Ouvre les Yeux, La Chambre du fils), ou à l’accumulation de poncifs publicitaires (Vicky Cristina Barcelona), elle semblait définitivement réduite au petit théâtre humain de Pedro Almodovar (Tout sur ma mère). C’était sans compter sur la persévérance de Marc Recha, jeune cinéaste qui signe avec C’est ici que je vis sa septième réalisation en territoire catalan. Dans les faubourgs de Barcelone, cadrés comme un western crépusculaire, il compose une fable sur la fin de l’enfance. L’histoire du jeune Arnau (Marc Soto), laissé aux « bons » soins d’une famille de traîne-misère dans l’attente du procès de sa mère, emprisonnée pour trafic de drogue. Passionné par les concours de chants d’oiseaux, il découvre au contact de son oncle (Sergi Lopez) le monde des paris et des petites magouilles.
Acid jazz
Au-delà du minimalisme quasi famélique du scénario – calqué sur la structure ordinaire de la chronique adolescente post Ken Loach-, Marc Recha propose une autre idée du cinéma réaliste contemporain. L’idée singulière d’une représentation de l’entre-deux âges enfin détachée des pesanteurs sociales et des instincts primaires. Pourtant la terre est fertile à la misère dans ce no man’s land catalan qui abrite la famille d’Arnau, sorte de miroir sudiste des banlieues pavillonnaires du récent Fish Tank. Il y est constamment question d’argent –qui manque-, de famille en crise, de communication impossible et d’enfermement subi. Presque par ironie, Marc Recha invoque ces figures imposées, comme ces longues séquences d’errance de son adolescent mutique filmées en contrebas. Et lorsque l’on croit basculer dans le misérabilisme tendance Harmony Korine, le réalisateur opère de brusques ruptures de ton suggérant une réalité parallèle. Ainsi ces échanges intimes entre Arnau et son oiseau ; ou ces apparitions burlesques de marionnettes géantes au rythme d’un thème acid jazz en totale dissonance. A l’austérité programmatique du drame social, Marc Recha oppose donc la liberté de l’expérience sensorielle.
Sourdes menaces
Pour faciliter cet effet d’immersion, le film procède par détails, par répétitions indéfinies des mêmes gestes, des mêmes plans. Le temps paraît suspendu dans cette périphérie barcelonaise, balayée par le roulement incessant des bétonneuses et le chant des verdiers. C’est ici que je vis dessine une terre de résistance, sorte de mémoire vive de la Catalogne cernée par la modernité dévorante de la ville. Les paysages ordinairement « hors de vue » sont ici magnifiés par l’utilisation du format scope et une photographie irradiante. Ils contrastent avec l’horizon bétonné de la capitale, figuré en contrechamp comme l’annonce d’un changement à venir. Mais à l’inverse de son précédent l’Arbre aux cerisiers, Marc Recha évite de sombrer dans le panthéisme niais articulé autours de la confrontation nature/modernité. La véritable menace est ici introduite par un élément perturbateur : l’oncle, qui convertit Arnau aux usages du monde adulte. Multipliant les lignes de fuite, le réalisateur abandonne progressivement la chronique existentielle au profit d’un conte dont la morale nihiliste achève définitivement la mue de son jeune héros.
Romain Blondeau
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