Cannes en direct – Woody et les autres
Le monde, la foule, la cohue. Partout. Les badauds, beaucoup. Les people, itou. Sur la Croisette, à toute heure de la nuit comme de la journée, un flux incessant de piétons pressés, probables professionnels du cinéma, forcément “overbookés”, slaloment entre les flâneurs poseurs, les chasseurs-rêveurs d’autographes, les familles endimanchées, les clic-clacs des photographes amateurs, les sourcils froncés des policiers stressés, les grappes d’ados groupies, ou les limousines blindées de quelques VIP indéchiffrables derrière leurs vitres opaques à force d’être fumées.
Gymkhana formidable d’agacements, de curiosités, de flashs et d’attendrissements mêlés : le silence, de fait, y est proscrit. Ici l’on parle, l’on interpelle, l’on râle, l’on cancane, l’on identifie, et l’on crie. Nul hasard si l’un des films sélectionnés à Cannes cette année se dénomme “Le nom des gens”. Car sur grand écran, dans la rue, sur et autour des marches du Palais, il n’est question que de cela pendant ces 12 jours. Des gens.
Comment ils regardent, comment ils se voient et comment ils sont vus. Comment ils vont, aussi. En ouvrant jeudi soir La Semaine de la Critique, à l’Espace Miramar, cette comédie politique française, au demeurant fort réussie, rappelait incidemment – hasard du titre – à quel point le festival de Cannes aimante cette humanité composite, voyeuse à défaut d’être toujours cinéphile. Joueuse, à défaut d’être tout à fait dans la partie. Rêveuse, puisque le réel, souvent, déçoit et broie.
Woody Allen, nom… mais sans blague
Et ce n’est pas Woody Allen qui s’en moquera. Si loin de cette masse offerte et populaire, grâce à son statut enviable d’artiste accompli, mais si proche au fond de cette “foule sentimentale”, en quête d’images et de miroirs, à défaut d’idéal. Invité ce samedi 15 mai pour présenter hors compétition “You will meet a tall dark stranger”, son nouvel et agréable opus, cette figure atypique du cinéma d’auteur américain fait bien partie, en effet, des “noms” qui permettent à Cannes, chaque fois, de briller. Identifiable aussi bien par les esthètes exigeants que par le grand public, singulièrement en France où ses tragi-comédies ciselées font florès.
Or, le malingre et malicieux maestro, pourtant accompagné de quelques jolies pointures du 7e art – Naomi Watts, Josh Brolin, ou la révélation en forme de bombe qu’est la comédienne britannique Linda Punch – n’a pas dérogé à son sens du paradoxe. Et à son irrépressible pessimisme. “La vie est une expérience cauchemardesque, le seul moyen d’être heureux, c’est de se mentir. Je ne suis pas le premier à le dire, Nietzsche et Freud l’ont fait avant moi. Il faut vivre dans l’illusion, sinon la vie est insupportable”, expliquait-il (comme souvent) à la presse. Une formule qui pourrait facilement être inscrite au fronton du Palais des Festivals de Cannes, isn’t it ?
Le Martinez, nom d’une pipe
Une formule qui expliquerait assez bien, en tout cas, le stoïcisme des fans cannois. Car ceux-là, exponentiels, s’agglutinent chaque jour, singulièrement pendant ce week-end prolongé donc vacant de l’Ascension, qui devant les palaces bordant la Croisette, qui derrière les limousines, qui à l’entrée, dûment nantie de cerbères, des plages privées. En vain, souvent. En attente, toujours, d’un visage, d’un regard… d’un nom. Quand bien même, parfois, il leur échappe !
“On vient de voir quelqu’un de connu, mais on ne l’a pas reconnu !”, s’agitait ainsi, tout fiévreux, un jeune couple attendrissant posté depuis une heure devant l’hôtel Martinez ce samedi midi. Le Martinez… L’un des rendez-vous incontournables des chasseurs d’autographes, puisque c’est là que moult stars viennent y séjourner (provisoirement). Et puisque juste en face, côté plage, les projecteurs, la scène et la sono ébouriffante du “Grand Journal” de Canal + transforme chaque crépuscule en fête foraine tonitruante. Ici, le gens de spectacle, célèbres ou en passe de l’être, se font… un nom en “direct live” : audimat garanti, d’autant qu’une masse compacte d’admirateurs, ou de curieux désœuvrés, débordent chaque fois sur la chaussée pour mieux les applaudir. “C’était qui là ?”, “Chais pas, une belle femme en tout cas !”, s’amuse-t-on régulièrement derrière les barrières de sécurité.
Le monde d’en bas, la France d’en haut ou vice-versa. Plus que jamais, en fait, ce Festival – avec ses étoiles et ses anonymes, indissociables – stigmatise les fulgurances mais aussi les écarts, voire les solitudes anonymes du monde moderne.
Mike Leigh, nom de nom !
Et ce n’est pas le réalisateur anglais Mike Leigh – Palme d’or en 1996 pour “Secrets et mensonges”, un titre tout à fait raccord avec Cannes, là encore ! – qui nous contredira. En compétition ce samedi avec “An other year”, chronique bouleversante de quotidienneté sur ses contemporains, parfois irrésistible de drôlerie, toujours d’une acuité finement cruelle, ce socialiste convaincu donne à voir et à entendre une poignée de quinquas issus de la petite bourgeoisie, au bord de l’abîme même quand tout semble aller pour le mieux.
Encore un film sur l’illusion ? Oui, sur l’illusion de la bonté et de la solidarité, notamment… De fait, ces gens-là n’ont pas besoin de nom pour exister, juste des prénoms tant ils semblent “vrais” : Mary (la comédienne Lesley Manville, postulante indubitable pour un prix d’interprétation), Joe, Tom, Gerri, Ken… Leurs faux-semblants, leurs petits arrangements avec la vie, leur malheur, leurs sourires et leurs peurs sont les nôtres. Loin de la cohue cannoise – ils ont succédé à Martin Scorsese, Alain Delon ou George Lucas sur le tapis rouge, jugez du peu ! – mais plus légitimes en fait que bien des Michael Douglas (par exemple), puisqu’ils parviennent eux, et comme nul autre jusqu’à présent lors de cette 63e édition, à être au cœur d’un grand film de cinéma. Nom de nom, en effet !
Ariane Allard
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