Benoit Jacquot – Interview
Pouvez-vous nous raconter la genèse des Adieux à la Reine ? Comment ce projet est-il arrivé ?
Benoit Jacquot : J’ai lu le livre de Chantal Thomas un peu par hasard. En 2002, alors que je présentais un film qui s’appelait Adolphe, un journaliste a eu l’idée de nous donner, à Isabelle Adjani et moi, ce livre qui venait d’obtenir le prix Femina, pour qu’on discute de l’adaptation en général, et plus précisément des adaptations qui avaient trait au XVIIIe siècle avec l’auteure. J’ai eu immédiatement en le lisant le sentiment que ça ferait un film épatant, et que si possible, ce film j’aimerais bien le faire. Mais ça me semblait engager des moyens de production qui me faisaient penser à l’époque que ce serait cher et donc assez compliqué à monter. J’ai donc laissé le projet de côté, jusqu’à ce que quelques années après, le producteur Jean-Pierre Guérin m’appelle pour me dire qu’il avait acquis les droits du livre et qu’il me proposait de le faire. C’était un hasard favorable comme il en arrive rarement !
A propos des films en costumes et de votre façon de diriger les acteurs : Vous avez déclaré que, parce que Léa Seydoux est une jeune femme qui vit en jean, vous trouviez intéressante la contrainte de la robe ?
Benoit Jacquot : Oui. Une fois acquise l’idée de faire avec telle ou telle actrice un film en costumes – je dis actrice, parce que la plupart du temps, je travaille surtout avec des actrices – ma démarche consiste à leur faire oublier que le film est en costumes, en quelque sorte. C’est-à-dire à les mettre dans des situations de tournage et d’interprétation telles qu’au moment où elles les jouent, elles n’aient pas le sentiment que ça se passe dans une nuit des temps. Au contraire, il faut qu’elles aient la sensation que ça se passe ici et maintenant, au moment où elles le jouent. C’est évidemment tout un travail avec les mots que je vais leur donner à prononcer, avec les costumes dont je vais les habiller : il faut vraiment que les costumes qu’on leur fait, qu’on leur pense d’abord et qu’ensuite on leur fabrique, soient pour elles comme une partie de ce qu’elles ont dans leur placard. Si vous voulez, mon enjeu c’est que les actrices, pendant la journée de tournage, qui peut durer parfois jusqu’à douze ou treize heures, ne se changent jamais, quelque pause qu’il puisse y avoir, ni pour manger, ni pour boire ni pour se reposer ; qu’elles n’aient même pas l’idée de les déposer pour revenir dans un soi-disant état d’aujourd’hui, pour reprendre ensuite leur déguisement. Justement, ce que je ne veux pas c’est que ce soit des déguisements. Au contraire, il faut que ce soient des costumes qui deviennent les leurs et qu’après tout elles auraient pu porter, comme elles auraient pu être les personnages qu’elles jouent.
Votre cinéma c’est beaucoup un cinéma de femmes, d’héroïnes tourmentées par des sentiments amoureux complexes. Ici ils prennent diverses formes ; on voit qu’il y a une petite attirance pour le gondolier ; il y a la fascination de Sidonie pour la Reine ; il y a cette sorte de passion que ressent la Reine pour Mme de Polignac ; il y a la petite voisine de chambrée qui s’enfuit avec le garde suisse… Le ballet des sentiments est intéressant !
Benoit Jacquot : De toute façon ça m’intéresse tout ce bazar érotico-amoureux… Mais disons que cette situation, ce moment où le navire prend l’eau, se fissure et chavire, accélère tout. Ce ne sont pas seulement des états de panique physique, ce sont aussi des états de panique mentale et sentimentale, c’est-à-dire que tout s’accentue, se dynamise, s’électrise. En trois jours, ces gens vivent une vie entière à tous égards.
Qu’est-ce qui relie Sidonie Laborde à vos autres héroïnes ? Il y a quand même une…
Benoit Jacquot : …Une continuité ? Ah oui, ça c’est certain. Eh bien disons qu’elle sort d’un âge pour entrer dans un autre, violemment.
Y aura-t-il encore cette continuité dans le prochain film ? Il sera encore historique ?
Benoit Jacquot : Eh bien je ne sais pas trop encore, je ne suis pas peintre ou écrivain, je ne prévois pas, on verra bien. Mais là tout de suite, j’aimerais bien faire un film contemporain. Je viens de faire trois films en costumes à la suite. C’est très bien, j’adore ça, mais en même temps je ne voudrais pas devenir un spécialiste de la belle toilette et de l’époque restituée ! C’est peut-être un peu idiot, remarquez, parce que ce film apparemment plaît beaucoup donc si c’est un succès j’ai peut-être intérêt à continuer !
Mais c’est presque trop confortable ; après on se dit qu’on tient une sorte de recette ; on risque d’en arriver à ne même plus être surpris par ce qu’on fait.
Même si vous faites beaucoup de films en costumes, votre cinéma évince beaucoup la question des décors. Vous préférez en général vous focaliser sur celle des corps… Pourtant, ici le décor tient un grand rôle dans l’intrigue. Donc vous lésinez moins sur les plans larges, les panoramiques, les scènes où Sidonie court dans de grands espaces vides…
Benoit Jacquot : C’est vrai. Le lieu tient là une telle importance qu’il devient un vrai personnage du film et c’est pour ça que les producteurs et moi on n’a pas hésité à tourner à Versailles le plus possible. Si Versailles est un acteur du film, c’est toutefois l’acteur le plus cher.
Mais c’était l’une des raisons pour lesquelles je voulais faire ce film, ce temps et ce lieu. C’est un espace-temps. Le dispositif du livre, qui consiste à représenter le début d’un basculement qui va affecter le monde occidental tout entier jusqu’à no jours ; pendant ce temps très limité de deux nuits et quatre jours ; dans un lieu très protégé et fermé qui est alors le plus fastueux du monde et qui est entouré de grilles supposées infranchissables ; au milieu de quoi il y a cette reine des abeilles qui règne sur la ruche ; ça me passionnait. C’était comme une situation extrême de grande panique collective. Bon, moi je pensais au Titanic en le faisant, parce que le Concordia n’avait pas encore coulé, mais pour moi c’est très similaire au naufrage du Concordia. On imagine ces touristes, des couples qui viennent d’un peu partout : il fait beau, c’est merveilleux, la croisière, la musique, etc. ils longent l’Italie… Ils n’ont l’esprit qu’à chanter et danser. Et tout à coup, – mais petit à petit aussi, parce qu’on a bien vu que cette espèce de fou, le capitaine du Concordia, les a laissés pendant une heure dans l’ignorance totale de ce qui se passait – à des signes divers ; un affolement, des portes qui claquent, des lumières qui s’éteignent par-ci par là ; ils se rendent compte qu’il est en train de se passer quelque chose d’épouvantable, de cauchemardesque. Et boum ! Ça se met à couler, c’est la débâcle, tout le monde fuit ; cohue, panique…
Alors le Concordia c’est le Concordia, c’est du tourisme, de la croisière, c’est maintenant. Mais Versailles à l’époque, c’était le centre du monde! Il faut savoir qu’à Versailles vivaient à peu près 3000 personnes entre le personnel, les soldats, les courtisans, et l’entourage proche du Roi. Et c’était d’une vastitude ! Il faut y aller pour se le représenter, c’est énorme !
Le film véhicule des idées très actuelles, comme l’attirance du pouvoir et la chute…
Benoit Jacquot : Oui, mais si vous voulez, ce que ça m’évoque, plus que l’attirance du pouvoir, c’est l’adhérence au pouvoir qu’ont les puissants. C’est-à-dire qu’il se produit une telle minéralisation d’eux-mêmes au pouvoir que lorsque ce pouvoir – qui après tout leur est prêté, jamais donné –, lorsque ce pouvoir est vécu comme une éternité, si ce pouvoir est contesté, et fait l’objet comme c’est ici le cas d’une insurrection violente, il se produit un tel moment de panique et de terreur ! On l’a beaucoup vu ces derniers mois et je pense qu’on le reverra ces prochains mois. Je serai très curieux de faire un film le soir du deuxième tour de l’élection à l’Elysée…
Mais ce qui est frappant aussi, c’est que c’est un film qui décrit le déclin d’un monde en crise. Vouliez-vous faire passer un message sur la société d’aujourd’hui ?
Benoit Jacquot : Non je ne cherchais pas spécialement à faire passer un message, mais après les échos y sont venus tous seuls ! C’était et ça reste évident. On ne peut pas éviter de penser à Ben Ali, à Kadhafi, à ceux-là et à tous les autres ; à toutes les situations de pouvoir qui sont comme minéralisées et qui à un moment se heurtent à une contestation violente. Mais la Révolution Française, c’est la mère de toutes les révolutions ; c’est là que tout a commencé. On a donné le ton. On avait déjà fait des essais un peu avant avec la Fronde. Ca a donné des résultats, mais pas définitifs, et puis après il y a eu la Révolution. C’est chez nous que ça s’est passé.
Souvent on vous décrit comme un cinéaste très intellectuel, très littéraire. C’est une étiquette que vous revendiquez, que vous assumez, qui vous énerve ? Comment interprétez-vous ça ?
Benoit Jacquot : Ecoutez, « littéraire », je ne pense pas parce que sinon j’écrirais ! Pourquoi je fais des films, sinon ? Ce serait un peu bizarre …
Ce n’est pas vraiment un reproche…
Benoit Jacquot : Non non, en général, c’est dit de façon très favorable…
C’est vrai que je lis beaucoup, depuis tout petit. Si mon passe-temps favori, c’était de conduire des avions, par exemple, je suppose que je ferais des films sur l’aviation et sur les aviateurs. Mais il se trouve que je suis très lecteur. Pour autant, je ne me vis pas du tout comme un intellectuel. Je n’intellectualise pas grand-chose.
Mais je lis beaucoup. Là, dans le train pour venir, j’ai lu la moitié d’un livre…
Lequel ?
Benoit Jacquot : Eh bien le dernier livre de Chantal Thomas, dont on aimerait bien que je fasse un film ! Il faut que je le lise là… Ca s’appelle Le Testament d’Olympe et il est probable que j’en ferai un film. Mais j’aimerais bien en faire un contemporain entre les deux !
Mais s’il s’agit de définir ce qui est réellement indispensable, je peux plus facilement me passer de lire que de voir des films. Voir des films pour moi, c’est presque aussi indispensable que de respirer. D’en faire aussi, du coup.
J’ai lu aussi qu’on vous comparait parfois à Bresson, et que ça vous énervait un peu, qu’à la limite vous vous reconnaissiez plus dans le cinéma de Dreyer… C’est une remarque qu’on vous fait vraiment souvent ?
Benoit Jacquot : Oui parce que je suis français, que Bresson est français, que c’est plus facile de rattacher les cinéastes de cette façon. En même temps il n’y a rien là d’infâmant, parce que Bresson est un très grand cinéaste ! Les deux premiers films que j’ai faits étaient très rigoureux et assez austères, on m’a donc rattaché à une hérédité bressonienne. C’est vrai qu’à l’époque, je ne dirais pas que ça m’irritait mais enfin ça m’embarrassait un peu, parce que je crois réellement qu’une des raisons pour lesquelles je fais du cinéma, c’est pour filmer des acteurs en train d’interpréter un rôle ; et que Bresson c’est l’inverse : il fait du cinéma par haine des acteurs. Donc il y a quelque chose d’antinomique, là : c’est un peu le jour et la nuit.
D’ailleurs c’était une blague même chez les comédiens ! Piccoli raconte volontiers que son rêve le plus cher, c’était de se rendre méconnaissable, de passer des essais pour Bresson et de se faire engager . Et je pense qu’il a été – c’est une petite théorie que j’ai, parce qu’il a fait ses deux premiers films avec de grands acteurs, comme Maria Casarès – je pense qu’il a été traumatisé. Parce que c’est difficile, les acteurs, c’est pas une blague ! Moi c’est ce qui me passionne, mais ce sont des psychés sauvages au moment où ils font ce qu’ils ou elles font !
Y a-t-il des cinéastes dont vous vous sentez proches et qui vous inspirent ?
Benoit Jacquot : Des cinéastes de maintenant ? Oh eh bien oui, il y a des cinéastes dont je peux me sentir plus proche, oui sûrement. Mais ce sont plutôt des films qui me touchent, à présent, mais qui ne viennent pas forcément de cinéastes dont j’admirerais tous les films, comme je peux admirer Raoul Walsh, John Ford ou Dreyer. N’importe quel film de Chaplin, de Dreyer ou de Walsh m’apporte comme un tout organique. Je trouve que Melancholia de Lars Van Trier est un film génial, mais je ne trouve pas tout Lars Van Trier extraordinaire. Mais Melancholia est pour moi le dernier très beau film que j’ai vu.
Propos recueillis pas Raphaëlle Chargois.
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D’après le roman de Chantal Thomas, Les Adieux à la Reine, éditions du Seuil.
De Benoit Jacquot
Avec Léa Seydoux, Diane Krüger, Virginie Ledoyen, Julie-Marie Parmentier de la Comédie Française, Xavier Beauvois, Noémie Lvovsky…
Sortie le 21 mars 2012
A découvrir sur Artistik Rezo :
– les films à voir en 2012
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