Amer, l’enfer des sens
Sous le patrimoine étouffant d’une filmographie italienne émaillée de chefs d’œuvre, Amer et son hommage annoncé au giallo présageait un énième caprice déférent, simple prétexte à l’agitation de signes d’avertis. Au pire: un objet arty un peu abscons, l’argument expérimental circonscrit à une imagerie pop et à une utilisation à minima des dialogues. Mais le premier film de Bruno Forzani et Hélène Cattet s’émancipe de ces figures imposées dès son introduction, en forme de splitscreen voyeur épousant au plus près les courbes de son héroïne plantureuse. Puisque c’est bien de désir dont il est question dans ce faux film à sketches, variation pirandellienne articulée autour des trois âges du personnage d’Anna. Chaque épisode est lié à un regard différent : la découverte (l’enfant observe ses parents faire l’amour) ; l’éveil (l’adolescente soupçonne son désir) ; et l’accomplissement (la femme pratique sans retenue).
Mais il y a dans ce parcours sensoriel convenu l’impression d’un malaise permanent, toute manifestation du corps étant associée à des visions mortifères, jusqu’à suggérer la nature schizophrénique d’Anna. C’est ainsi que se justifie la reproduction anachronique des codes du giallo, pour sa formule unique conjuguant le désir au morbide, l’onirisme à l’horreur. Au-delà de la citation référentielle, le genre offre aux réalisateurs un champ d’expérimentation presque vierge, et permet des déviations novatrices.
Territoire visuel
Le giallo obéit donc plus à un territoire visuel qu’à un indice narratif dans cet Amer, délesté des enquêtes laborieuses et du modus operandi criminel consacrés par les films de Dario Argento. La dramaturgie réduite jusqu’à l’épure, les dialogues en simple instrument de musicalité, le duo de réalisateurs orchestre une exploration sensitive du parcours d’Anna confrontée à ses désirs. On la découvre enfant, captive d’un manoir lugubre où une vieille femme s’adonne à des rites sataniques et où les parents s’enlacent dans l’indiscrétion d’une chambre éclairée.
En l’espace de quelques plans, Bruno Forzani et Hélène Cattet ont reconstitué toute la geste du cinéma d’Argento, à la faveur de travellings labyrinthiques et de lumières diaprées variant du vert au rouge. Quelque part entre Inferno et l’occultisme de Kenneth Anger, le film s’abandonne rapidement dans un vertige insondable et démultiplie ses lignes de fuites. Si les auteurs balisent leur récit de quelques symboles discernables, ils entretiennent tout du long un sentiment de mystère et d’opacité inconsciente dans la droite lignée des cinéastes du mouvement Panique (Arrabal, Jodorowsky).
Des corps empêchés
Le second segment focalisé sur l’adolescence d’Anna rompt avec cet état d’enfermement comme avec ces cadres gothiques. On retrouve la jeune héroïne dans le sud de la France, entraînée dans un chassé-croisé fiévreux avec un groupe de motards. Toujours cette obsession du corps, scruté par des gros plans télescopiques et une lumière diaphane. Mais les corps sont empêchés, contraints par une nature sauvage et l’ombre d’une mère castratrice (figure tutélaire du cinéma d’Argento). Il faudra attendre un dernier acte cathartique pour voir enfin les pulsions assouvies. Revenue dans le manoir de son enfance, Anna défie ses fantômes dans un même geste libérateur où le sexe accompli s’accorde avec la mort.
Et alors que résonnent les dernières notes d’un score citant Ennio Morricone et Stelvio Cipriani, Amer s’impose définitivement comme une expérience cinématographique déroutante et sensuelle. Soit l’exacte antithèse de l’art décoratif de Tom Ford, dont le récent Single man puisait lui aussi dans les racines du cinéma européen des années soixante.
Romain Blondeau
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