Olivier Assayas – interview
Dans Après Mai, vous évoquez les tentatives de révolte par le cinéma, mais finalement elles avortent. Le cinéma resterait-il un art bourgeois ?
Moins que d’autres arts. Je ne sais pas, ça dépend où vous placez la barre. Les gens parlent toujours de bourgeois, moyen bourgeois, haut bourgeois, petit bourgeois, classes populaires… Je ne sais jamais où est le curseur. C’est donc très difficile de penser en ces termes-là mais ce qu’on peut dire, c’est que par rapport à d’autres arts, le cinéma est plus démocratique. Dans le sens où aller au cinéma c’est moins cher que d’aller à un concert, c’est moins cher que d’aller dîner, ça coûte moins cher que le théâtre, ça coûte moins cher qu’un abonnement internet… D’une certaine façon le cinéma est la forme de distraction qui reste la plus populaire, et c’est pour ça que je pratique le cinéma parce que je trouve que les autres arts, ou presque tous les autres arts sont totalement coupés de l’éventail de l’ensemble de la société. Je ne dis pas que le cinéma couvre la totalité de l’éventail ; je redoute d’ailleurs que ce soit hélas aujourd’hui le pire cinéma qui soit le plus populaire au sens que l’on entend communément. C’est embêtant parce qu’au fond, c’est le cinéma le plus riche, le plus pourri d’argent, on va dire, qui accroche le mieux avec les gens les plus défavorisés. Il y a quelque chose d’assez triste, là-dedans, mais néanmoins existe au cinéma l’utopie qu’on peut faire des choses exigeantes et ambitieuses et être encore dans les multiplexes et les salles publiques populaires au sens large. Et ça, aucun autre art aujourd’hui ne peut y prétendre.
On ressent dans le film une certaine désillusion, peut-être assez bien exprimée par l’un des personnages qui dit : « On leur a donné une caméra et ils sont tout-de-suite allés à l’essentiel alors que nous on tâtonnait. » Est-ce que l’explication n’est pas là ? Filmer des gens dont on n’a pas partagé la vie aurait un côté impossible ?
Disons que ça, c’était la problématique de l’époque. C’est la vision des choses qu’on avait dans les années 1970. Je la reproduis avec une certaine ironie, parce qu’il y avait à l’époque une fétichisation de la classe ouvrière. C’est-à-dire que le gauchisme était obsédé par l’idée marxiste selon laquelle la classe révolutionnaire était le prolétariat. Seulement ce prolétariat, on ne savait pas trop où il était, on n’arrivait pas trop à communiquer avec lui, mais on le fantasmait.
Et en reprenant la presse gauchiste de l’époque — que je lisais assidûment à cette époque-là mais dans laquelle je me suis replongé quand on préparait le film — j’ai constaté que semaine après semaine, cette presse était hantée par l’idée que rien n’avait de valeur si ce n’était pas sanctifié par l’approbation de la classe ouvrière. Il y avait quelque chose de faux dans ça, parce qu’encore une fois, ce lien entre le gauchisme et la classe ouvrière ne s’est jamais vraiment fait, dans le sens où le syndicalisme est resté majoritairement communiste (en tous cas, pendant encore de longues années par la suite) et cette espèce de fantasme ne s’est jamais vraiment matérialisé dans les pays occidentaux. Le militantisme cinématographique était en effet en grande partie, comme le reste du gauchisme, obsédé par cette idée. (Je pense en particulier à ces gens de Cinélutte, qui sortaient tout juste de l’école de cinéma et qui s’étaient réunis en collectif.)
Je pense que c’est le problème qui se pose nécessairement si vous extrapolez à partir de cette idée de la représentation d’une autre classe sociale. Moi je ne vois pas le monde en termes de classes sociales. Je vois le monde en termes d’humains. Soit on a la capacité de comprendre autrui, soit on n’en a pas la capacité, mais ce n’est pas que tout à coup, on aurait la capacité de comprendre les gens de son pays, de sa caste, de son club, de son immeuble… Je crois que le cinéma, c’est un merveilleux outil d’exploration et de découverte du monde, un art qu’on fait avec son cœur. Je représente des êtres humains qui vivent des choses, que ce soit en Asie, au Moyen-Orient ou en France. J’ai fait des films avec une comédienne chinoise, j’ai fait des films que j’ai tournés en Asie, j’ai fait des films au Moyen-Orient, encore une fois en ayant foi en la croyance que l’art a la capacité de comprendre autrui, c’est-à-dire qu’un art incapable de comprendre autrui ne vaut rien ! Justement, si l’art est déterminé par des strates sociales et est incapable de circuler de l’une à l’autre, il faut laisser tomber, ça ne sert à rien !
A propos du cinéma dans le film, justement. On en voit plusieurs formes : il y a le cinéma militant, il y a le cinéma expérimental, il y a une espèce de série B qui semble complètement rocambolesque, et on ressent donc cette espèce d’effervescence créative qu’il y avait dans le cinéma de l’époque. A votre avis, quelle empreinte a-t-elle laissé sur le cinéma de maintenant ?
Pas grand-chose dans le sens où le cinéma militant a continué à exister, mais sous d’autres formes. Beaucoup de sociétés importantes qui font du documentaire très social viennent du cinéma militant ; ce sont des gens qui ont commencé là, et puis après, ils ont évolué. Ils ont fondé d’assez grosses boites d’ailleurs ; je ne sais pas si c’est « bourgeois » ou pas, mais en tous cas, ils ont de l’argent ! Ils ont prospéré.
Disons que ce que je montre dans le film, c’est différents niveaux de cinéma, comme différents niveaux de langage, mais pas tellement du point de vue d’une effervescence. L’effervescence n’était pas tellement du côté du cinéma, elle était plutôt du côté de la musique, de la création typographique, et même du côté des lightshows, domaines très inventifs. Le cinéma, au contraire, je le montre comme quelque chose d’encore un peu guindé, archaïque. À plus forte raison quand je montre le tournage de la série B dans le studio de Pinewood, mais de la même manière quand je montre le tournage d’un Maigret ou quand je montre un cinéma militant qui est tout de même très « coincé », enfin très décalé, très coupé de la réalité, parce que pris dans ce fantasme de l’époque et des utopies de l’époque.
Donc au contraire le personnage de Gilles essaie d’approcher le cinéma, mais au fond il n’arrive pas à trouver dans le cinéma quelque chose qui résonnerait avec la nature un peu débridée de son propre engagement ou de ses propres convictions artistiques. C’est-à-dire que le cinéma est un peu vieux jeu à côté de ça, et c’est vrai qu’il l’était.
C’est pourquoi on le voit donc se poser la question de l’élaboration d’une nouvelle syntaxe, question d’ailleurs à laquelle on lui répond que ce n’est pas la syntaxe qu’il faut changer, mais le propos…
Oui, eh bien d’une certaine façon, on peut le prendre de façon littérale.
Il fait ses trucs abstraits dans son coin, et il a le sentiment que ça a au moins autant de valeur que des affiches politiques, dans le sens où il y a là une certaine liberté de geste. Il y voit de l’audace, il y voit quelque chose de moderne et il se demande : « Est-ce qu’il n’y a pas un équivalent au cinéma ce que je fais quand je balance mon encre, un peu à la Pollock, et que je fais mes barbouillages ? Est-ce que votre cinéma, il n’est pas un peu coincé parce que trop sage ? » Il essaie de faire un pont entre ce qu’il raconte lui, ce qu’il a envie d’exprimer, et ce qui se passe dans le vaste monde autour de lui.
Dans le dossier de presse, vous déclarez : « La musique au cinéma doit relever du détournement au sens Debordien du terme ». Est-ce que vous pourriez développer cette idée qui me paraît très intéressante ?
Oh oui, oui, avec plaisir, j’y tiens beaucoup ! Ce sont des choses que j’ai comprises relativement tardivement. Au fond, ce que Debord définit comme détournement, c’est le fait de se servir de la beauté de – je ne sais pas – d’une phrase, d’un poème, d’un extrait, etc, pour l’intégrer dans un autre discours. C’est ce qu’on appellerait de nos jours une sorte de métagraphie, de lien intertexte. Et c’est vrai qu’il y a un moment où j’ai compris que j’utilisais la musique de cette manière-là.
Je me sers de l’émotion que suscite la musique qui a été composée dans un autre but. Pour moi la musique, c’est comme la poésie ; elle est belle quand elle exprime quelque chose de profond, d’intime. Mais lorsque je la mets dans mon film, elle se met à résonner d’une manière différente, parce qu’elle est inscrite dans un mouvement qui est celui d’un personnage ou de ses sentiments, et du coup quelque chose se produit qui est à mi-chemin entre l’émotion du récit et l’émotion qui était dans la musique elle-même. C’est aussi pour cette raison qu’il y a – et je le sais très bien – certaines musiques que je pourrais vous faire écouter et qui ne vous intéresseraient qu’à moitié, mais si je les mets dans le film, parce qu’elles résonnent avec les sentiments des personnages, tout à coup elles ont une beauté nouvelle. Mon frère, par exemple, est un spécialiste de musique. On a grandi ensemble et notre communication passe beaucoup par la musique. Mais vingt ans après il se fichait encore de moi parce que j’écoutais Amazing Blondel dans les années 70 ! Et il est venu voir le film, et il m’a dit : « Eh mais c’est quoi ce morceau d’Amazing Blondel qui est absolument magnifique ? » Et je lui ai répondu : « Eh bien écoute, il fait partie d’une suite qui fait 22 minutes et tu te foutais de ma gueule quand je l’écoutais ! »
A la fois par votre façon de traiter le sujet et le destin des personnages, on a l’impression que le cinéma pour vous, c’est un art total. Il y a le cheminement de la peinture qui y mène Gilles, ça rejoint aussi des préoccupations musicales…
Le cinéma EST un art total ! C’est cet art total qui d’une certaine façon a été théorisé presque avant que le cinéma n’existe. C’est une vaste sujet, parce toute cette question qui traverse le vingtième siècle est celle du dépassement de l’art. Les gens sont obsédés par cette idée du dépassement de l’art. Le dépassement du roman, le dépassement de la poésie, de la peinture ; comment, dans quoi, dans l’abstraction, où mène cette abstraction… ? Et avec cette foi dans l’idée que dans le futur, il y aurait un art total ; et cet art total, c’est le cinéma ! Alors bien sûr, ce n’est pas Astérix chez les Anglais, c’est le cinéma qui a une certaine foi dans le cinéma en tant qu’art. Mais il a cette dimension-là, le cinéma !
Il englobe les autres arts. Pas tellement dans le sens où il serait au-dessus d’eux mais dans le sens où il peut les représenter. C’est-à-dire que le cinéma a la capacité de représenter la peinture, il a la capacité de représenter le cheminement de la peinture, par exemple. Et c’est vrai que je crois plus dans la capacité du cinéma à représenter les autres arts, que, disons, dans l’intégration du cinéma vers les arts plastiques. C’est-à-dire quand le cinéma va vers les installations, quand il va vers le cinéma expérimental qui ne serait montré que dans les galeries. Il me semble que le cinéma est plus ample que ça.
Propos recueillis par Raphaëlle Chargois
A (re)découvrir sur Artistik Rezo :
– Après Mai d’Olivier Assayas
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[Visuel : Film director Olivier Assayas at the screening of the 5 hour movie version of his film Carlos during the Vienna International Film Festival 2010. 30 octobre 2010. Travail personnel de Manfred Werner – Tsui. Licence Creative Commons paternité – partage à l’identique 3.0 (non transposée)]
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