38 Témoins – film de Lucas Belvaux
Dans la nuit retentit un cri. Long, effroyable, déchirant. Un cri comme « on n’imagine pas qu’un être humain puisse en produire un ». Mais les voisins endormis croient à un mauvais rêve. Jusqu’au second cri, jusqu’aux sirènes de police.
Au petit matin, le corps d’une jeune femme, lardé de coups de couteaux, est découvert. Elle git dans le hall de son immeuble, au milieu d’une mare de sang. Les autorités cherchent à comprendre : certes, il était 3h00. Mais est-il possible qu’aucun des voisins n’ait rien entendu, comme tous le prétendent ? Les quelques veilleurs auraient-ils cru à une simple bagarre d’ivrognes, comme cet homme sorti sur son balcon pour crier qu’il appellerait la police si le vacarme ne cessait pas ?
Le nouveau film du belge Lucas Belvaux glace jusqu’à la moelle, parce qu’il pose à chacun de ses spectateurs une question abrupte, terrible : Et vous, qu’auriez-vous fait ?
Plus que les voisins, témoins silencieux d’un abominable crime, c’est l’âme humaine qui y semble endormie, au cœur de la ville froide, vide, dangereusement immobile, qu’est Le Havre tel que le filme Belvaux ici. L’aveu, ce cri du cœur de celui qui veut mettre fin à son tourment en parlant enfin quand l’omerta règne, survient ainsi comme dans un cauchemar. Et Sophie Quinton prête son si expressif visage à cette victime collatérale des songes d’autrui.
Son personnage, Louise, va ainsi se heurter aux non-dits. Elle était absente, partie en voyage professionnel en Chine et revient pour trouver la police à sa porte et des éclaboussures de sang sur les murs. Une violence qui lui paraît irréelle. Jusqu’à ce qu’une journaliste tenace –incarnée par Nicole Garcia, dont le regard semble vouloir scruter jusqu’aux tréfonds des individus qui l’entourent – vienne à sa fenêtre lui dresser un tableau un peu trop concret des événements.
La réalité rattrape alors Louise : une femme est morte sous ses fenêtres et c’est le silence qui l’a tuée. La mise en scène crue, très réaliste ; les compositions très géométriques de l’image n’en disent que mieux l’horreur de ce crime secret, enfoui dans la nuit urbaine par des personnes ordinaires, trop peureuses, trop lâches, trop égoïstes.
Ce qui rend le film passionnant, c’est alors son refus de la forme classique du polar. L’enquête, le meurtrier, son mobile, n’ont, au fond, aucune importance. C’est de la culpabilité de nos sociétés où nous oublions de considérer l’Autre qu’il est question. De cette façon de marcher dans les rues sans regarder celui ou celle qui marche en face. De ne même pas savoir le nom de son voisin de palier. Ce que Lucas Belvaux décrit avec tant de force, dans ce cri qui semble avoir été muet pour 38 personnes à la surdité coupable, c’est la perte du lien social. Auquel il a de plus l’intelligence de ne pas réclamer d’excuse.
Car ce que veut Pierre – Yvan Attal, arborant un visage fatigué et fermé qu’on lui a rarement vu au cinéma, et dont il faut louer la justesse – ce n’est pas être excusé, mais jugé. Le réalisateur s’en abstient, toutefois, renvoyant plutôt le problème aux spectateurs. Qui avec Sylvie Loriot – Nicole Garcia, dont il faut également louer la prestation remarquable – la journaliste indignée, entendent le procureur brosser le sombre portrait d’une humanité vile, en se demandant ce qu’il leur appartient de faire pour tenter de changer les choses. Qui avec Louise frémissent en devenant à leurs tours témoins du crime reconstitué, et du mensonge qui l’a étouffé. Lorsqu’ils ressentent à leur tour « La Honte ! » de ce cri, que des autres effroyablement ordinaires ont ignoré ; qu’ils se sont convaincus d’avoir rêvé. « La Honte ! » de ne pas avoir à leur tour crié.
Raphaëlle Chargois
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38 Témoins
De Lucas Belvaux
Avec Yvan Attal (Pierre Morvand), Sophie Quinton (Louise Morvand), Nicole Garcia (Sylvie Loriot), François Feroleto (Capitaine Léonard), Natacha Régnier (Anne), Patrick Descamps (Petrini), Didier Sandre (Procureur Lacourt) et Bernard Mazzinghi (Directeur de la PJ)
Film adapté du roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ? (éd. Grasset et Fasquelle)
Durée : 104 min.
Sortie le 14 mars 2012
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