Tribune de Céline Danion sur les politiques culturelles à Paris
Le récent sondage réalisé par Médiamétrie à l’initiative de l’ICART rassurera le monde de la culture et les défenseurs d’une démocratie éclairée : les Parisiens sont attachés à la culture, massivement convaincus (1) qu’elle enrichit, ouvre l’esprit et renforce les liens sociaux. Près de 80% de Parisiens déclarent faire au moins une sortie culturelle par mois, sans compter les plus de 80% qui déclarent lire des livres. Paris capitale culturelle… C’est son image, c’est son histoire, c’est aussi une réalité.
Pourtant, le sondage perturbe également bien des idées reçues et doit nous interpeler collectivement. Il montre que, loin des modes réelles ou supposées, les Grands-Parisiens vont plus au théâtre (2) qu’aux concerts (3), sont plus attirés par les musées que par les tiers lieux (4), et s’intéressent somme toute assez peu à la culture numérique (5). Il montre aussi la double importance de la pratique artistique : plus de la moitié des Parisiens ont une pratique artistique, et ¾ d’entre eux plébiscitent la pratique artistique comme l’un des meilleurs moyens d’initiation des enfants à l’art. Enfin, si les coûts connexes des sorties sont signalés, les tarifs ne sont pas identifiés comme un frein majeur.
Dès lors, ces résultats doivent nous interpeler sur les priorités de la politique culturelle et les chantiers à mener ces prochaines années.
Il ne s’agit pas de cesser le soutien aux salles de concerts ou à la culture numérique : personne ne conteste l’importance de ces politiques publiques, et la Ville a sans doute contribué à les faire émerger.
Elle a également beaucoup fait pour les artistes, et il faut continuer : sans artistes pas de culture, pas d’art, pas de débat, rappelons-le en toutes occasions. Elle a beaucoup fait pour que des lieux s’installent dans des quartiers dits “défavorisés”, et elle a bien fait. Elle a accompagné le maintien de librairies indépendantes, l’effort paye et doit se poursuivre.
Rien de tout cela n’est remis en cause, et une politique culturelle qui oublierait cette dimension ne pourrait tenir debout.
Mais les Parisiens doivent être mieux accompagnés dans leurs pratiques artistiques et culturelles. Tous les Parisiens.
Être mieux accompagné, c’est mettre fin aux idées reçues tarifaires ou de réservation sur le spectacle vivant, accroître et non réduire les affichages pour les propositions culturelles, assurer les trajets nocturnes en transports en commun dans le Grand-Paris, ouvrir les bibliothèques le soir et le dimanche aux heures les plus utiles en fonction des quartiers, accompagner une réflexion sur l’évolution du salon du Livre/Paris…
Mais l’enjeu crucial est celui de la pratique artistique.
Alors pourquoi est-ce aussi difficile de trouver des lieux et de l’information pour suivre une pratique artistique de qualité et à tous âges ? Pourquoi la Fête de la musique n’entraîne plus autant d’artistes en herbe à tous les coins de rue ? Pourquoi est-ce aussi dur de trouver des lieux de répétition ? Et puisqu’il y a des succès populaires, comme les Voix sur Berges sur le canal Saint-Martin, pourquoi ne pas s’appuyer dessus et les déployer très largement ?
On répond en général : il y a les conservatoires, il y a la MPAA (Maison des Pratiques
Artistiques Amateurs)… Combien de Parisiens les connaissent et y ont accès ?
L’enjeu est là : qu’importent qu’ils soient scolarisés dans le public ou dans le privé, qu’ils soient dans le temps scolaire ou hors temps scolaire, qu’ils soient dans tel ou tel quartier : nous ne pourrons nous permettre de choisir que lorsque nous aurons collectivement assuré la possibilité de parcours d’éducation artistique aux 800 000 (6) parisiens de moins de 30 ans. Pas avant.
Cela passe bien sûr par davantage de places dans les Conservatoires, mais pas uniquement. La Ville doit pouvoir renforcer et orienter, identifier, assurer en lien avec les artistes un réel maillage territorial loin des idées reçues. Et assurer à tous, quelle que soit son origine, un accès à de la pratique artistique de qualité. Mais nous n’avons pas le choix : pour y parvenir, public et privé doivent travailler main dans la main, établissements nationaux et municipaux, toutes les ressources fiables doivent être mobilisées. Il n’est plus l’heure de privilégier tel ou tel quartier en fonction d’autres politiques publiques : la mixité sereine de notre grande ville ne pourra passer que par la créativité et l’ouverture de chacun, à commencer par ces 800 000 jeunes (7) sur qui les yeux de tant de médias et de capitales sont braqués.
Loin des clichés sur les modes des vies des différents quartiers : que ce soit une richesse. Mixité sociale et mixité générationnelle peuvent devenir des atouts si l’on sait les rassembler et non les mettre en silo. La pratique artistique sait être rassembleuse comme plus grand-chose (avec la pratique sportive) ne sait l’être.
L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme. Faut-il convoquer ainsi Malraux ou le service public cher à Vilar pour rappeler combien la culture est, outre un plaisir, un enjeu d’ouverture et de débat, donc de démocratie libre ? Les Parisiens l’ont rappelé dans ce sondage. Faut-il attendre que l’intelligence artificielle dicte ce qui est “raisonnable” pour se souvenir que seule la créativité peut inventer un monde de demain humain ? Les enjeux de la politique culturelle sont trop absents des débats à l’approche des municipales. Les professionnels ont eu leur débat et leurs enjeux, pas les Parisiens.
Que les 4 années qui nous séparent de 2024 soient tournées vers ce défi : l’accès à des pratiques artistiques diversifiées et de qualité pour 800 000 jeunes lorsque le monde découvrira le Paris des Parisiens.
(1) Bien au-delà de 90%
(2) Note de 7,3/10, avec plus de 70% des personnes qui attribuent une note supérieure à 7 – tous âges confondus
(3) Les concerts n’arrivent qu’en 5e position avec une note de 6,9, et un fort décrochage après 35 ans
(4) Note de 7,5 pour les musées, versus 5,9 pour les tiers lieux
(5) Forme culturelle la moins plébiscitée avec une note moyenne de 4,4/10
(6) Source INSEE : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=DEP-75#chiffre-cle-1
(7) Cf supra
Céline Danion
Consultante, ancienne dirigeante d’établissements culturels
À lire également sur Artistik Rezo : Relance de la culture à Paris : cap sur la pratique par Céline Danion
À lire également sur Artistik Rezo : ICART & Médiamétrie – Enquête sur les pratiques et sorties culturelles des Français
Articles liés
“Riding on a cloud” un récit émouvant à La Commune
A dix-sept ans, Yasser, le frère de Rabih Mroué, subit une blessure qui le contraint à réapprendre à parler. C’est lui qui nous fait face sur scène. Ce questionnement de la représentation et des limites entre fiction et documentaire...
“Des maquereaux pour la sirène” au théâtre La Croisée des Chemins
Victor l’a quittée. Ils vivaient une histoire d’amour fusionnelle depuis deux ans. Ce n’était pas toujours très beau, c’était parfois violent, mais elle était sûre d’une chose, il ne la quitterait jamais. Elle transformait chaque nouvelle marque qu’il infligeait...
La Croisée des Chemins dévoile le spectacle musical “Et les femmes poètes ?”
Raconter la vie d’une femme dans sa poésie propre, de l’enfance à l’âge adulte. En découvrir la trame, en dérouler le fil. Les mains féminines ont beaucoup tissé, brodé, cousu mais elles ont aussi écrit ! Alors, place à leurs...