Tous cannibales – La Maison rouge
Sous le commissariat de Jeannette Zwingenberger, la Maison rouge s’est lancée dans un ambitieux projet : jeter un éclairage cru sur le cannibalisme et la fascination qu’il exerce sur les artistes depuis des temps immémoriaux. Guidée par la phrase de Levi-Strauss : « Nous sommes tous des cannibales », l’exposition confronte une production artistique récente (photographie, vidéo, installation, sculpture, dessin et peinture) avec des œuvres plus anciennes (ouvrages illustrés, textes enluminés, gravures et objets d’arts premiers). Si la partie contemporaine est bien sûr plus crue, plus choquante, il est intéressant de voir à quel point ce tabou (le dernier ?) ponctue la pensée humaine, comme une carie récalcitrante. Boris Vian disait « La vie c’est comme une dent ». On pourrait dire que la mort aussi, et l’amour, et la dévoration : ici, il ne sera question de que peau, de sang, de relation psychique et physique gloutonne. L’exposition ne prétend pas à l’exhaustivité (il manque certaines personnalités marquantes comme les Actionnistes Viennois) mais la qualité des œuvres sélectionnées (Gilles Barbier, Wim Delvoye) vaut largement le détour.
Pour commencer, on découvre les plaques des gravures sur Les horreurs de la guerre de Goya, ainsi que le travail de Jake et Dinos Chapman à ce sujet. Également des œuvres d’Odilon Redon, J.J. Grandville, James Ensor, Les pèlerins mangés en salade de Gustave Doré illustrant Gargantua… Mais le commissariat se targe également de sociologie car nous avons droit à un panel de cannibalisme fantasmé, sous la forme d’illustrations et de photos, attachées à l’expansion coloniale : Mise en scène de guerriers fidjiens portant une victime (photographie prise lors d’une expédition de la Royal Society de Londres entre 1895 et 1898) ou encore Mise en scène d’un combat opposant deux néo-calédoniens à trois européens (photographie prise par Walter et Edouard Dufty dans le studio qu’ils ont ouvert à Nouméa en 1875). Voilà pour l’entrée, sous forme de couloir.
Passons au plat de résistance, puisque je sens vos regards gourmands. Vous avez demandé de la viande. Vous en aurez. La poupée en tissu Kissie Kissie de Melissa Ichiuji, à première vue appétissante, puis finalement franchement inquiétante, pourrait vous donner quelques sueurs froides. Renato Garza Cervera et son Alfombra humana. le corps horriblement aplati d’un ex-membre du gang 18, tatoué jusqu’à la moelle, semble faire pendant au Fat Man – The Matrix of Amnesia de John Isaacs, un corps baudruche, gonflé, difforme. Attention de ne pas marcher sur la nourriture, ces deux statues étant au sol. Les nostalgiques de Lady Gaga pourront contempler le Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) la robe en viande de Jana Sterbak. Quant au mur d’Adriana Varejao Azulejaria, Em carne viva (= dans le vif) il représente une irruption dans le réel, un trou dans les bonnes manières. Il est défendu de manger son prochain. Vous pourrez à votre convenance arroser cette dégustation avec la vidéo de Pilar Albarricin, She wolf, où l’artiste boit, avec un loup, un liquide singulièrement… rouge.
À la suite, Théo Mercier nous a concocté une délicieuse et énorme sculpture d’un géant en spaghettis, avec un regard mélancoliquement bleu. Assis tristement sur son tabouret, il semble attendre notre coup de fourchette.
L’entremets serait composé de magnifiques tableaux, plus oniriques : La Folie de la consommation par Will Cotton, et Once in a blue moon d’Oda Jaune. Légères, vaporeuses, ces deux oeuvres semblent nous inviter à un bref repos, qui céleste, qui bucolique. Attention, cependant. Un accroc est si vite arrivée, dans la rassurante toile de la réalité.
Le deuxième service met en valeur la folie de Yasumasa Morimura, pastichant le Saturne dévorant un de ses enfants de Rubens. Alors que l’artiste se prend en photo dans le rôle de Saturne, Vik Muniz détourne cette même oeuvre et la reproduit sous forme de déchets. Miam.
Enfin, le plateau de fromage de Gilles Barbier nous propose Emmental head, une tête d’homme jaune, un auto-portrait troué ; puis laissez-vous emporter par la dérision de Philippe Mayaux et sa farandole de desserts : la série « Savoureux d’elle » présentant des moulages de verge, téton, vulve sous forme d’appétissantes réductions acidulées.
Que dire sinon que cette exposition se termine sur une note de sainteté : citons en vrac une Vierge à l’enfant, du XVème ou XVIème siècle, la vidéo Messe pour un corps de Michel Journiac, les photos de Vierge à l’Enfant de Bettina Rheims et Cindy Shermann… afin de rendre grâce pour ce charnel repas.
Quoiqu’il en soit, si il n’y avait qu’une seule œuvre à dépecer, n’hésitez pas à vous attaquer à l’immense dessin de Ralf Ziervogel dont vous ingérerez les détails horrifiques, jusqu’à l’indigestion. Bon appétit.
Mathilde de Beaune
Tous cannibales
Du mercredi au dimanche de 11h à 19h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h
Jour de fermeture : le 1er mai
Plein tarif : 7 euros
Tarif réduit : 5 euros (13-18 ans, étudiants, maison des artistes, plus de 65 ans)
Gratuité : – de 13 ans, chômeurs, les personnes invalides et leurs accompagnateurs, amis de la maison rouge, carte ICOM.
La Maison rouge
10, bd de la Bastille – 75012 Paris
M° Quai de la rapée ou Bastille
A visiter également, les deux incroyables installations de Chiharu Shiota, l’une à base de fils tendus et l’autre à base de centaines de valises. Première grande exposition parisienne.
[Visuels (de haut en bas) : // Melissa Ichiuji, Kissie Kissie // Adriana Varejâo, Azuleria Branca em Carne Viva, 2002,,huile sur toile, polyuréthane sur aluminium, bois, collection de la Fondation Cartier, Paris]
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