Toufik Oulmi – Street Mode Photography – Polka Galerie
Réalisée en mars 2011 au camp de Choucha à la frontière tuniso-lybienne, où patientent près de quinze mille réfugiés de quatorze nationalités différentes, cette série de photos témoigne de la dignité de ces hommes dans l’affliction : quand il ne reste plus rien, à part l’attente et l’espoir, faire attention à la manière de se vêtir, loin d’être un détail superflu, permet de rester debout. La force de ces clichés réside dans leur absence de pathos, la sobriété des pauses et leur neutralité quasi-clinique. Un grand photojournaliste est né.
Pouvez-vous nous raconter comment la photographie est arrivée dans votre vie ?
Une boutique en bas de ma rue présentait en vitrine des photos anciennes de mon quartier (Belleville, à Paris). Dès mon adolescence ces photos m’ont interpellé. J’ai toujours été intrigué par le passé.
Puis il y a eu Willy Ronis, Cartier-Bresson, Doisneau, et les autres humanistes. Je me suis donc intéressé aux sujets qu’ils traitaient, pour ensuite aller vers Robert Capa et les reportages. De fil en aiguille je connaissais de plus en plus de photographes. A partir de là j’ai compris l’importance que prenait la photographie sur moi. Mais c’est bien plus tard que j’ai décidé de passer à l’action.
Quelle a été la genèse de cette série de photos prises dans un camp – à Choucha exactement – à la frontière tuniso-lybienne ?
Je me suis rendu dans ce camp pour essayer de comprendre son fonctionnement. J’ai donc effectué un premier reportage sur les difficultés des réfugiés. Pendant mes allées et venues dans le camp, je m’étonnais de voir certaines de ces personnes afficher un style vestimentaire « soigné ». Dans un premier temps c’est le contraste qui m’intéressait.
« Street Mode Photography » évoque immanquablement le phénomène des photos « streetstyles » qui écument depuis quelques temps les blogs mode. Mais ici, on est bien loin des paillettes et de la légèreté. En montrant les vêtements pour évoquer la gravité de la situation de ces réfugiés, avez-vous conscience de réaliser une sorte de pastiche de ces photos streetstyles ?
J’avoue ne pas connaître ce genre de blogs. Je n’ai pas du tout eu conscience de réaliser un pastiche. Mon but était de montrer la dignité de personnes dans des conditions difficiles et de contrer la banalisation des médias dans ce genre de camp: ils montrent la masse, je montre l’individu.
Comment avez-vous approché ces réfugiés ? Ont-ils facilement accepté de se laisser photographier ?
J’ai longtemps hésité. Il fallait leur demander de sortir de la queue dans laquelle ils attendaient depuis plusieurs heures un plat chaud. Mais ils acceptaient volontiers. Cela les distrayait et en même temps ils comprenaient l’importance que pouvait avoir la médiatisation de leurs conditions. Ensuite ils retrouvaient leur place facilement. Pendant la prise de vue, très rapide, et quelques minutes après, chacun me racontait son histoire.
Il n’y a eu qu’un seul refus : une personne de nationalité ghanéenne qui était vêtue d’un costume un peu dépouillé. En anglais, je lui demande l’autorisation en lui expliquant ma démarche. Il me dit qu’il n’a vraiment pas la tête à ça et me raconte son histoire : « Je suis ici depuis deux jours, j’ai fui la Libye, tout au long de mon chemin je me suis fait tabasser ainsi que mon frère, ils disaient nous prendre pour des mercenaires alors qu’ils savaient très bien que nous n’étions que de pauvres travailleurs. Puis à quelques kilomètres de la frontière mon frère a été tué. » J’étais alors confronté à un problème d’éthique : insister pour prendre la photo – je fais ce métier pour témoigner d’histoires comme celle-ci – ou ne pas l’importuner plus. Je n’ai pas pris la photo ! C’est la seule fois qu’une personne avait une allure qui ne correspondait pas à son état d’esprit.
Prendre soin de soi, de son habillement, permet à ces réfugiés de garder leur dignité. Sont-ce forcément les circonstances sombres qui les ont poussés à transformer un simple geste de coquetterie en un acte de résistance ?
Dans les heures les plus sombres – et j’en ai eu – on se laisse aller et on se cache. Puis vient le temps de se relever, et cela passe souvent par se laver, se raser, se coiffer, s’habiller et donc se montrer. Les heures deviennent moins lourdes. Ils me le disaient eux-mêmes : « Le temps à l’air moins long mieux habillé ! ».
Existe-t-il un code vestimentaire en fonction des nationalités des réfugiés ?
Il est vrai que la population subsaharienne préférait les couleurs éclatantes, les lunettes de soleil, les chapeaux. Les bangladais et les asiatiques en général étaient plus sobres. Mais chez toutes les nationalités il y avait une envie de se relever.
Vos photos montrent une des conséquences des révolutions arabes, à savoir le déplacement de milliers de travailleurs immigrés, obligés de fuir les combats. Quel regard porte ces personnes sur les événements qui les ont conduits dans ces camps ? Quel est leur état d’esprit ?
Il faut comprendre qu’ils ont subi un traumatisme énorme. Ce « printemps arabe » leur a fait tout perdre : un pays où ils pouvaient travailler légalement , un travail, une manne financière qu’ils envoyaient à leur famille, et une fuite avec lynchage. Dans ce tourment leurs questions tournaient autour de leur avenir.
A l’issue de ce photoreportage, pouvez-vous dire que l’habit ne fait pas le moine ?
Je dirais que l’habit a plusieurs rôles. Il peut servir parfois à se cacher et parfois à se montrer.
Qu’aimeriez-vous photographier à l’avenir ? Quels sont vos projets ?
Il y a un sujet qui me tient à coeur, c’est la mémoire des immigrés des années 60 en France. Comme je dis souvent « Ces gens partent comme ils sont venus : en toute discrétion ».
C’est à la mort de mon grand-père, il y a plus de dix ans, que j’en ai pris conscience. Je trouve qu’on parle très peu de cette population. A part le film de Yamina Benguigui en 1997 (ndlr : Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin) il n’y a pas grand chose. J’aimerai que le maximum de gens connaissent l’histoire de ces travailleurs immigrés qui font partie de l’histoire de notre pays.
Propos recueillis par Roxane Ghislaine Pierre
Street Mode Photography
Jusqu’au 5 novembre 2011
Du mardi au samedi de 11h30 à 19h30
Galerie Polka
12, rue Saint-Gilles
75003 Paris
[Photos : courtesy Toufik Oulmi]
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