Tilt. Le graffiti comme philosophie de la liberté – par Stéphanie Pioda
Attaché à sa ville natale, Toulouse, le graffiti l’a fait voyager dans le monde entier et rencontrer beaucoup de monde, graffeurs ou pas, avec quelques ports d’attache sentimentaux, New York et Manille. Alors, après avoir vécu 25 ans sur ce modèle, il est évident qu’il garde le cap et que les œuvres réalisées en galerie ne sont que l’émanation de cette histoire qu’il vit dans la rue. Il ne peut abandonner sa raison d’être, son ADN qui est inscrit jusque dans son corps, tel un manifeste. Ce tatouage tapissant et envahissant son bras revendique le graffiti comme une pratique fondatrice, et célèbre ses trois passions amoureuses, les trois femmes qui ont compté. Peut-on douter alors ? L’idée n’est pas ici de dresser le portrait de Tilt comme d’un héros du graffiti qui n’a pas été rattrapé par les sirènes du marché de l’art ni comme un des rares artistes authentiques qui n’aurait pas renié son histoire et qui n’aurait pas cédé à l’embourgeoisement en fonçant dans la brèche de la facilité. Il le dit lui-même : s’il avait quitté la rue, il aurait « plus l’impression d’être un historien qu’un artiste ». Il n’a pas le choix en définitive.
On ne peut pas dresser une séparation stricte entre ce que vit Tilt dans son intimité et en tant qu’artiste. On pourrait reconstituer une autobiographie en filigrane en piochant ici et là, en fonction de ce qu’il nous livre. C’est ce qui transparaît dans les tableaux exposés à la galerie Wallworks. Le titre « Magic and Destroy » fait référence, pour la seconde occurrence, à sa première culture musicale punk, lorsqu’il avait à peine 14 ans et qu’il découvrait le skate board et le graffiti : sur fond de Clash, de Ramones et de Sex Pistols, avant que Public Enemy ne vienne changer de ton. Il avait déjà puisé dans ces racines lorsqu’il avait produit sa série sur les drapeaux : il avait associé un texte punk, Sex and Violence, au drapeau américain, tandis que pour l’Union Jack, c’était Anarchy in the UK des Sex Pistols. On ne se refait pas ! Pour « Magic », il y a plusieurs niveaux de lecture. Tilt va choisir des objets destroy qui vont évoquer un sentiment d’hostilité, pour essayer de leur insuffler un peu de magie, tout en questionnant ce moment où l’on passe de l’un à l’autre. À partir de quand une poubelle ultra taggée, qui serait perçue comme vandalisée dans la rue, endosse-t-elle le statut d’œuvre d’art ? Comment apprécier le tableau d’une grenade alors que l’objet même raconte la guerre et la violence ? Il nous confronte à l’arbitraire de notre regard et à l’influence du contexte sur notre jugement. Le même objet recouvert de tags dans la rue ou peint sur une toile exposée en galerie n’a bien évidemment pas la même résonance.
Double jeu donc, qui est cependant immédiatement replacé sous le sceau du graffiti puisque ce sont des bubble letters – la signature de Tilt – qui sculptent l’intérieur de ces objets délimités d’un trait abîmé, aux contours érodés comme lorsque le temps a rongé un tag sur des murs délabrés. Souvenir des murs de Manille qu’il reproduit ici, il faut garder une certaine cohérence et le motif ne peut être neuf, parfait, aseptisé. Les mots occupent le terrain, tout en étant la chair de la figuration. À la manière d’un Arcimboldo, il joue sur l’illusion des bubble letters, de leurs positions pour donner corps à ces objets. La forme générale se reconstitue dans la rétine et plus on s’approche de la toile, plus on accède à l’unité constitutive, le mot. Mais quels mots ? Que raconte-t-il ? Inutile de chercher un sens précis, une cohérence dans leur agencement, il n’y en a pas. C’est illisible et c’est volontaire. Son esprit libre vagabonde et au gré de cette écriture automatique, s’enchaînent ses pensées, ses désirs, ses associations d’idées, un accès de choix à l’inconscient de l’artiste ! L’obsession du tag qu’il faut écrire sans fin sur les murs des villes qu’il décide d’investir se prolonge ici de façon plus trouble. « Là, j’écris pour le plaisir d’écrire et pour perdre les gens. » Les mots sont utilisés pour leur valeur de pixel, de touche impressionniste, pour entrer dans son univers. Ils ne sont pas porteurs d’information, simplement d’abstraction. Un espace de liberté supplémentaire.
Les objets ont une double compréhension. La cagoule est utilisée généralement pour se protéger du froid ou pour faire un braquage. Pour un graffeur, ce sera pour éviter qu’on ne le reconnaisse. Une pince-monseigneur est l’alliée des petits délinquants qui vont voler une moto ou commettre un cambriolage. Elle permet également au graffeur d’accéder à certains endroits interdits. L’extincteur sert principalement à éteindre des incendies, mais devient un outil parfait pour réaliser des fresques géantes, une fois vidé et empli de peinture ! Et en plus de tout cela, l’histoire personnelle de Tilt se superpose, avec une pointe de nostalgie. Cette cagoule rayée achetée au Japon, il l’a mise pour faire un de ses plus gros graff à New York pour ne pas se faire reconnaître par son voisin qui le détestait et qui l’aurait dénoncé à son propriétaire. Derrière la pince-monseigneur se cache Cope2, une légende du graffiti aux États-Unis. Un soir, alors que ce dernier préparait la vidéo Cope2 : True legend, Tilt l’accompagne dans ce qui apparaît comme une véritable galère, avec un enchaînement de « catastrophes ». Le graffeur avait promis à Tilt de mettre sa photographie avec son graff sur la jaquette du film, et surprise quelques années après, il a tenu parole, ce qui avait touché Tilt à l’époque. « On reste dans l’histoire du graffiti, du collectif, du voyage qui m’anime et qui m’a toujours animé. » Un vrai rêveur qui se nourrit du monde.
Stéphanie Pioda
[Visuels (de haut en bas) : Tilt, Bleu Pétrole, 2012, acrylique et peinture aérosol sur toile, 200 x 200 cm © Benjamin Roudet // Tilt, French Arrogance, 2012, acrylique et peinture aérosol sur toile, 160 x 115 cm © Benjamin Roudet // Tilt, Monseigneur Orange, 2013, acrylique sur toile, 195 x 114 cm © Benjamin Roudet – Courtesy galerie Wallworks]
Articles liés
“Riding on a cloud” un récit émouvant à La Commune
A dix-sept ans, Yasser, le frère de Rabih Mroué, subit une blessure qui le contraint à réapprendre à parler. C’est lui qui nous fait face sur scène. Ce questionnement de la représentation et des limites entre fiction et documentaire...
“Des maquereaux pour la sirène” au théâtre La Croisée des Chemins
Victor l’a quittée. Ils vivaient une histoire d’amour fusionnelle depuis deux ans. Ce n’était pas toujours très beau, c’était parfois violent, mais elle était sûre d’une chose, il ne la quitterait jamais. Elle transformait chaque nouvelle marque qu’il infligeait...
La Croisée des Chemins dévoile le spectacle musical “Et les femmes poètes ?”
Raconter la vie d’une femme dans sa poésie propre, de l’enfance à l’âge adulte. En découvrir la trame, en dérouler le fil. Les mains féminines ont beaucoup tissé, brodé, cousu mais elles ont aussi écrit ! Alors, place à leurs...