Siouzie Albiach : “Avec On The Edge je porte un regard assez personnel et contemplatif sur des scènes et paysages nippons”
À travers sa série On The Edge, la photographe Siouzie Albiach éveille notre regard en révélant les zones d’ombre et délaissées des paysages nippons. En interrogeant les thématiques de l’absence et de l’invisible, l’artiste développe avec délicatesse et poésie une réflexion photographique unique.
Initialement tu as une formation de designer, qu’est-ce qui t’a amené vers la photographie ? Comment ton rapport à l’image a-t-il évolué ?
Pendant mes études en design j’ai développé un intérêt pour les arts visuels en photographiant des créations textiles, des objets, et en réalisant de nombreuses éditions. C’est alors assez naturellement que je me suis orientée vers l’image et que j’ai intégré l’École de la Photographie d’Arles en 2016. Mes années à l’ENSP ont marqué un réel tournant dans ma pratique, j’ai pris conscience de ce qui se jouait dans mes images, j’ai appris à appréhender et à maîtriser des lumières et des ambiances qui me fascinaient, et j’ai finalement pu affirmer ma propre écriture photographique.
Cette année tu as présenté ta série On The Edge, débuté en 2018 au Japon, et avec laquelle tu as été finaliste du prix Levallois. Peux-tu nous présenter ce projet ?
On The Edge est un projet photographique en cours, débuté entre 2018 et 2019 au Japon. Pendant mon séjour, j’ai rapidement été attirée par les montagnes et les villages qui entourent Kyoto et je me suis mise à y photographier des ambiances ambiguës et des paysages délaissés. En m’aventurant en périphérie de la ville, je voulais découvrir des zones d’ombre, aller vers des lieux qui se donnaient plus difficilement à voir. Plus que de documenter un territoire, avec On The Edge je porte un regard assez personnel et contemplatif sur des scènes et paysages nippons.
On The Edge et Des images flottantes sont des projets dans lesquels tu développes une pensée sur l’invisible et l’absence, qu’est-ce qui te touche dans ces thématiques ?
Mon rapport à l’absence et à l’invisible a débuté au Japon car, en sortant du cadre intimiste auquel j’étais habituée en France, je me suis retrouvée à beaucoup photographier seule et à aller naturellement vers des endroits de plus en plus reculés. J’ai réellement investi ces notions en faisant l’editing d’On The Edge et en prolongeant ma pensée avec Des images flottantes, une étude sur les rapports entre visible et invisible dans la culture et la photographie japonaise. Dans mes images, il y a une attention pour les ombres et la transparence, mais le lien à l’invisible se manifeste aussi d’une manière plus sous-jacente en faisant écho au folklore nippon. En m’enfonçant dans les montagnes, et dans des lieux parfois sacrés, j’avais des mythes ou des histoires de yōkai en tête et, sans même m’en rendre compte, ils m’ont poussé à rechercher des ambiances un peu énigmatiques. Des images flottantes traite en partie des croyances traditionnelles japonaises, et de leur influence sur certains photographes, et m’a aidé à comprendre ce qui m’avait fasciné dans certaines ambiances et scènes nippones.
Quelles ambiguïtés peut-on y trouver avec ton travail qui, justement, offre à voir ?
Cette question est intéressante car le rapport entre visible et invisible se retrouve directement dans l’acte photographique. Nous pourrions dire que faire une image revient à définir un cadre, et donc à révéler ce qui est dans le champ et, au contraire, à occulter ce qui est hors-champ. Le photographe ferait alors simultanément apparaitre et disparaitre des parties du monde. Mais ce rapport n’est pas complètement binaire, il y a des oscillations constantes entre visible et invisible dans la photographie, et elle en devient d’autant plus riche. Dans mon travail j’aime justement assumer la qualité très subjective de l’image, pour porter un regard personnel et sensible sur ce qui m’entoure.
Tu fais partie des cinq lauréates de l’appel à projet Kickstarter x Polka, grâce auquel tu as bénéficié d’une campagne de financement participatif lancée en octobre dernier. Cette initiative te permet aujourd’hui de produire la seconde partie de On The Edge. Comment imagines-tu cette suite ?
Je suis très reconnaissante du magnifique support qu’On The Edge a reçu, j’ai beaucoup de chance de pouvoir poursuivre mon projet en retournant au Japon en 2021. Ce second séjour va me permettre de continuer à photographier de nouvelles régions, en développant notamment un travail sur le portrait. J’espère échanger avec des Japonais sur les liens qu’ils entretiennent avec des lieux naturels, et parfois délaissés, qui entourent certaines grandes villes japonaises. Je compte aussi réaliser un livre d’artiste, en collaborant avec des artisans locaux et en initiant un travail sur le papier traditionnel japonais. Car la première étape du projet était plutôt axée sur des paysages et des déambulations solitaires, j’aimerais que cette seconde et dernière partie repose plus sur l’ouverture et l’échange.
Tu utilises beaucoup l’argentique comme outil photographique. Qu’est-ce que ça t’apporte esthétiquement ?
D’un point de vue esthétique, je préfère le rendu des couleurs, des lumières et le grain de l’argentique, mais ce qui m’attire le plus dans cette technique est le processus. Ne pas pouvoir visionner directement mes images me permet d’être beaucoup plus attentive à ce qui m’entoure et d’être au plus proche des lieux et scènes que je photographie. J’aime aussi l’idée de laisser mes images dans une sorte de latence, mes pellicules sont parfois développées des mois après la prise de vues. Ce fut tout particulièrement le cas pour On The Edge, j’avais réalisé plus de 100 pellicules et la majorité ont été développées à mon retour en France. Il y a quelque chose de magique lorsque je scanne mes négatifs, c’est un moment de remémoration et de découverte de mes images qui m’est très précieux.
Tu es aussi commissaire d’exposition, est-ce que cette double casquette t’inspire dans la création de tes propres scénographies pour tes prochaines expositions ?
Porter un regard sur les travaux d’autres artistes et penser des formes de monstration m’a beaucoup apporté et permis d’avoir plus de recul sur mon travail. En tant que photographe, c’est important de pouvoir se mettre à la place des publics et d’imaginer quels ressentis ils peuvent avoir face à mes images. Que ce soit pour une exposition ou pour l’amorce d’un nouveau projet, j’essaye alors de prendre en compte des avis extérieurs en montrant mon travail à des ami.e.s artistes, mais aussi à des personnes aux parcours variés, qui apportent souvent un regard nouveau.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je prépare actuellement plusieurs expositions pour 2021. En février, je prendrai part à l’exposition des diplômés 2020 de l’ENSP, au Méjan à Arles, et j’exposerai ensuite On The Edge au Consulat du Japon de Lyon et sur les grilles de la Tour Saint-Jacques à Paris. Je poursuis et débute aussi de nouveaux projets, notamment en réalisant des commandes. J’ai la chance de travailler en ce moment avec la chanteuse Elle Valenci, c’est assez nouveau pour moi et j’espère pouvoir continuer à créer de nouvelles collaborations et à travailler le portrait. L’état actuel du monde de l’art et de la culture est difficile et les opportunités se font rares, mais je suis convaincue que de nouvelles initiatives continueront d’émerger.
Continuez de découvrir les photographies de Siouzie Albiach sur sa page Instagram ainsi que sur son site Internet.
Propos recueillis par Hélène de Montalembert
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