Schiele et Basquiat à la Fondation Louis Vuitton
Sous les ailes de verre du bâtiment dessiné par Franck Gehry, Egon Schiele (1890-1918) et Jean-Michel Basquiat (1960-1988) se confrontent dans un dialogue fécond. La radicalité de ces deux écorchés vifs au destin tragique reste intacte.
Plutôt que de mélanger deux artistes trop puissants, distants dans le temps et les cultures, le parti pris a été de faire deux expositions parallèles de façon à poursuivre la mission de la Fondation : « Inscrire l’art contemporain dans une perspective historique ». Voilà des œuvres inscrites dans leurs époques respectives et pourtant intemporelles. Et le voisinage de ces deux précurseurs révèle en fait de nombreux points communs.
Avec 120 œuvres de Schiele, dessins, gouaches, peintures, c’est l’exposition la plus conséquente présentée à Paris depuis près de 25 ans, grâce à la confiance de collections publiques de premier ordre (notamment le Leopold Museum de Vienne, sa ville natale, qui détient la plus grande collection de ses œuvres) et de très nombreuses collections privées.
En revanche, la grande partie des œuvres de Jean-Michel Basquiat vient de la Fondation Louis Vuitton qui a puisé dans ses collections particulières. Des collections débutées dès 1990, lorsque LVMH entreprit une action de mécénat en faveur de l’art pour témoigner de l’importance des passions et des engagements des collectionneurs privés dans l’histoire de l’art (Sergueï Chtchoukine, MoMa).
Or, Bernard Arnault a découvert très tôt Basquiat : « Je lui dois beaucoup de ma passion pour l’art en général, pour l’art contemporain en particulier », confie-t-il dans le programme. Donc, beaucoup de pièces sont exposées pour la première fois.
New York underground des années 1980
L’œuvre de cet artiste américain d’origine haïtienne est aussi précoce que fulgurante. Il commence par taguer les murs de Manhattan de messages poétiques et subversifs sous le sigle de SAMO. Puis, il délaisse la rue pour se consacrer à la peinture. Aujourd’hui, ses œuvres s’arrachent à prix d’or.
L’acuité de son regard, sa fréquentation des musées, la lecture lui ont donné une réelle culture. Mais son regard est orienté : l’absence des artistes noirs lui apparaît avec une douloureuse évidence. Comme une mission quasi christique, l’artiste s’impose alors de faire exister, à parité, les cultures et les révoltes africaines dans son œuvre. À l’homme afro-américain menacé par le racisme, l’exclusion, l’oppression et le capitalisme, il oppose ses guerriers et ses héros.
Porté par l’énergie du hiphop, sa pratique condense des références multiples : de Picasso à Penck, de Schwitters à Dubuffet et au mouvement Cobra, du jazz au vaudou. Il puise également dans l’histoire et dans la littérature, d’Homère à Malcolm X, en passant par Napoléon.
Premier créateur afro-américain à critiquer les dispositifs de domination, notamment raciale, sa dimension militante se traduit jusque dans son style, lequel se caractérise par un chromatisme assumé, la répétition de figures, de symboles comme la couronne ou le crâne, ou encore de chiffres, de formules scientifiques et de mots griffonnés. Tels des palimpsestes, ses œuvres superposent dessins, ratures, peinture, collages de photocopies ou d’objets.
Malgré une apparente complexité chaotique, ses compositions conjuguent une exubérante spontanéité et une maîtrise de matériaux ou techniques variés, de l’acrylique à la sérigraphie, des marqueurs aux sprays. Ses compositions nourries d’écritures fragmentaires sont de véritables récits.
Complexité et intensité
120 œuvres, conçues de 1980 à 1988, se déploient donc sur quatre étages. Une exposition ambitieuse qui se présente comme « “sa“ rétrospective, celle dont il aurait été le complice ». Les plus décisives sont toutes là. De la célèbre série des Heads, sortes de vanités rassemblées pour la première fois, à la fameuse collaboration entre Basquiat et Warhol, en passant par son fameux Riding With Death et des inédits en Europe, tels que Obnoxious Liberals ou In Italian.
Autour de la thématique de la rue – conçue comme atelier, source d’inspiration, corps vivant – les œuvres choisies répercutent l’intensité de l’environnement urbain et son langage. Parmi les autres sections, celle qui explore le rapport musique / son est aussi très intéressante.
L’exposition affirme sa dimension d’artiste majeur ayant radicalement renouvelé la pratique du dessin et le concept d’art. Les collages et assemblages, sur des supports divers (palissades, matériaux de récupération, etc.) mettent en lumière son inimitable touche.
Ses peintures brutes inspirées des arts tribaux sont comme un legs du colonialisme. Mais pleines de messages cachés, elles touchent en plein cœur. Sa pratique du copier-coller a frayé la voie à la fusion des disciplines. Anticipant notre société Internet et nos formes actuelles de communication, Basquiat a aussi créé de nouveaux espaces de réflexion.
Éclairés par une présentation aidant à mieux appréhender son expérience personnelle et sa démarche, les visiteurs sont dans une proximité saisissante avec cet artiste pas toujours facile d’accès mais virtuose.
Fièvre au corps
Dieter Buchhart, commissaire (avec Olivier Michelon) a souhaité présenter deux artistes qui partagent « la même intériorité, la même énergie, la même productivité, la même poussée destructrice qui déconstruit et fragmente le corps ». Une énergie graphique et électrique pour Basquiat, comme celle qui innerve son Boxeur, symbole de la lutte des Noirs. L’expression frontale du désir et du sentiment tragique de la vie, pour Schiele.
Là aussi, l’urgence de créer se ressent car les œuvres nous happent littéralement. En une dizaine d’années, l’artiste aura réalisé quelque 300 toiles et 3 000 dessins. On y admire ici certaines de ses œuvres majeures dans un parcours conçu de façon chronologique. On suit ainsi parfaitement l’évolution de l’artiste au fil de sa carrière et l’on comprend pourquoi c’est le plus grand représentant de l’expressionnisme.
Passionné par les corps et les modèles, Schiele exprime de façon compulsive le mouvement et la vie, dans ce qu’elle a de plus terrible, car l’artiste a été marqué par une enfance tourmentée, l’étouffante société viennoise, l’académisme du système et la guerre qui couve en Europe. Ses autoportraits le montrent en colère, voir enragé. C’est l’un des artistes les plus sulfureux du XXe siècle et il continue de choquer certains.
Couples entrelacés et modèles exhibés cristallisent tous ses fantasmes et ses angoisses, au mépris des conventions sociales de l’époque. Le trait nerveux s’impose, à mesure que l’érotisme cultive la pulsion de mort. Corps désarticulés, visages émaciés, Schiele nous embarque au cœur de la complexité humaine. Sous des angles inédits, les postures montrent les modèles sous un nouveau jour, des jambes repliées sous le corps semblent atrophiées, des mains s’allongent démesurément.
Comme Freud, il pénètre au plus profond de l’intériorité, y compris avec ses autoportraits, mais lui pétrit la chair et dissèque les âmes meurtries. Exprimant la passion, jusqu’à la folie, et surtout la désillusion, sa puissance d’évocation est sidérante, même pour ses paysages. On le voit abandonner très vite l’arrière-plan pour se concentrer sur l’essentiel – l’âme humaine – au-delà de la place prédominante du corps. Et c’est vertigineux !
Sarah Meneghello
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