Roti – Révolution ukrainienne – Kiev 2014
Le 7 janvier, l’artiste français Roti posait une sculpture au cœur de Kiev en lutte. Retour sur l’événement.
Kiev, 7 janvier, jour du Noël orthodoxe. La place de l’indépendance, Maïdan, est occupée depuis le 21 novembre par les opposants au régime du président Viktor Ianoukovitch. Point de départ de la fronde : La volte-face du président dans le rapprochement avec l’Europe. Mais ici, beaucoup rêvent d’une Ukraine pleinement indépendante – affranchi de la tutelle russe mais aussi autonome vis-à-vis de l’Europe. Et surtout d’un renouvellement en profondeur. « La question européenne a été un point de départ, mais d’autres objectifs sont apparus, en particulier se débarrasser de la classe politique corrompue, voire criminelle, qui est la nôtre», explique la réalisatrice Lesya Kalynska, qui depuis les premiers jours participe à un documentaire collectif tourné sur place. « Après les espoirs déçus de la Révolution orange, personne ne pensait qu’une telle mobilisation serait à nouveau possible, aussi vite. Et pourtant le peuple ukrainien a montré que sa volonté de changement était toujours aussi vive ».
En cette période de vacances, la foule n’est pas celle des grandes manifestations du mois de décembre, qui ont assemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes. D’autant plus qu’un accord économique avec la Russie passé par le gouvernement le 17 décembre à Moscou a semblé déstabiliser la contestation, par ailleurs divisée en trois mouvements d’opposition. Mais l’espoir d’un renouveau pour le pays est toujours là. Depuis les premiers jours, un parfum d’utopie collective flotte sur Maïdan. Là, une société parallèle s’est organisée : hôpital de fortune, distribution de repas, caisses collectives. Mais aussi spectacles, cérémonies religieuses ou discours politiques retransmis sur écran géant, tables de ping-pong et sapins de Noël abondamment décorées… Et un service d’ordre interne, qui prohibe l’alcool.
Soudain, à dix-huit heures, un camion pénètre sur la place, fermée par des barricades, gardée par des vigiles et habituellement inaccessible aux véhicules. A son bord, un marbre de quatre tonnes, sculpté avec virtuosité : une femme dont le visage et les mains tentent de se dégager d’une surface aux replis mouvants – et, littéralement, de sortir la tête de l’eau. Une œuvre de l’artiste français Rôti, baptisée« La Nouvelle Ukraine ». Le modèle ? Zo, l’une des sept jeunes femmes membres du groupe ukrainien Dakh Daughters. Issues du théâtre d’avant-garde, elles sont l’un des visages du renouveau de la culture ukrainienne. Elles accompagnent en musique l’arrivée solennelle de la statue sur la place. Concentré, Roti organise la descente de la statue. Plusieurs dizaines de personnes s’assemblent, s’étonnent, tendent une main curieuse vers les courbes du marbre. «C’est une leçon de sérénité, explique Roti. Le marbre doit être manié avec lenteur pour être mis en place, et il est là pour toujours ». Et d’ajouter, très ému : «Je ne pensais pas qu’autant de gens pouvaient être reliés par les tripes.» L’ambiance est à la fois suspendue et électrique. « C’est un cadeau, un moment de magie », lance Anna, l’une des chanteuses du groupe.
Un tel moment, Roti en rêvait depuis longtemps. Son idée : organiser le choc de la rencontre entre beauté et illégalité. Un projet qu’il avait d’abord pensé concrétiser à Paris. Pourtant, venu en Ukraine à l’automne dernier pour le Gogolfest, il est tombé sous le charme du pays et de sa scène culturelle en pleine effervescence. Les évènements lui ont donné envie d’être aux côtés de ses amis ukrainiens, dont beaucoup étaient très impliqués à Maïdan – en particulier dans l’organisation de la scène de spectacle. Mais avec l’ambition d’apporter un projet. « En arrivant, je ne pensais pas que ce serait possible », sourit-il. En trois jours, il a pourtant trouvé un atelier, un marbre et obtenu l’assurance d’un accès à Maïdan. En une douzaine de jours de travail acharné, le marbre était sculpté. « L’Ukraine, aujourd’hui, est un lieu qui permet d’exercer sa folie : beaucoup des acteurs de Maïdan sont jeunes et agissent dans une forme d’inconscience – ce qui explique l’ampleur que tout cela prend ». Une nouvelle Ukraine, donc ? Un peu plus tard dans la nuit du 7, dans la quiétude retrouvée, Rôti revient roder autour de la statue. Auprès d’elle, un vieil homme, intrigué. « Elle est morte ? » demande-t-il, inquiet. « Elle lutte », répond l’artiste. Soulagement.
A Maïdan, cette lutte continue à ce jour. Le 12 janvier, une nouvelle manifestation rassemblait quelque cinquante mille personnes, suite à l’hospitalisation de l’un des leaders de l’opposition, Iouri Loutsenko, matraqué par la police. Un nouveau souffle pour le mouvement ? « Quoi qu’il arrive par la suite, l’Ukraine s’est forgée à Maïdan une boîte à outil politique, une forme de sphère publique», analyse le jeune réalisateur Ruslan Batystkyi. Rôti, quant à lui, prévoit de retourner s’installer en Ukraine pour un temps dans les mois à venir. Une aventure à suivre.
Sophie Pujas
À découvrir sur Artistik Rezo :
– L’interview de Roti
[Crédits photographiques : ©Chris-Cunningham]
Articles liés
Un week-end à l’Est… en plein Paris ! Édition 2024
Célébrant les cultures de certains pays d’Asie et d’Orient pour la huitième fois d’affilée, le festival Un week-end à l’Est a décidé de mettre à l’honneur cette année, Erevan, mais plus généralement, l’Arménie. A l’instar donc des éditions précédentes,...
“Travelling song”, le concert de musique de la Renaissance au Temple de Port-Royal
Avec « Traveling Songs », nous proposons un voyage musical à travers l’Europe de la Renaissance, autour de pièces très célèbres de la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle, dont les mélodies ont été reprises et...
La compagnie de théâtre de masques Kulunka Teatro présente “Solitudes”
Après l’immense succès de André et Dorine, la formidable compagnie de théâtre de masque KULUNKA TEATRO, si habile à provoquer autant de rires que d’émotions intenses en se passant de mots, propose une nouvelle création dans la même veine poétique. Le...