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Rencontre avec l’artiste Lou Cohen

© Lou Cohen

Lou Cohen est une artiste aux multiples facettes. Accompagnée de ses peintures, dessins et courts-métrages, elle crée un univers réflexif, d’oeuvres qui se rejoignent et se parlent. Elle nous dévoile ici son parcours, sa perception de l’Art, de son art et ses interrogations. 

Comment te définirais-tu ? 

Je suis une peintre, dessinatrice et vidéaste. 

Quel est ton parcours ? 

Je suis née à Paris en 1995. Après un bac scientifique et une prépa aux Ateliers de Sèvres, j’ai obtenu un Bachelor à la HEAD, la Haute École d’Art et de Design de Genève, en option photo-vidéo. J’ai passé sept mois à la K’Art School, à Seoul en Corée du Sud, au département multimédia-3D. Je passe actuellement mon diplôme de Master toujours à la HEAD de Genève, une école qui, soit dit en passant, est géniale. 

Quelle relation entretiens-tu avec l’art ?

J’ai été formée au dessin aux Ateliers Lytfa kujawski à Paris que je fréquente depuis l’enfance. Nous étions très libres dans nos choix créatifs, seules deux règles devaient être respectées : ne jamais utiliser de gomme, et finir ce que l’on avait commencé. Depuis cette époque j’ai le sentiment que dessiner est la seule chose que je sache faire et je ne suis pas sûre d’avoir, dans ma vie, d’alternative à la création artistique. 

© Lou Cohen

Tu t’exprimes à travers le dessin, la peinture tout comme le court-métrage. Pourquoi avoir choisi ces différentes formes d’expression ? Qu’est-ce qu’elle t’apporte ?

En décembre 2019, pour l’exposition collective “Étude sur l’empathie” à la Fondation Paul Ricard, tu les fais se répondre, interagir entre elles. 

Avant de démarrer un objet filmique avec une caméra, je le dessine. Par le biais de compositions au fusain, à la craie grasse et aux crayons de couleur, je mets en place des situations. Ce sont les sensations qui donnent la tonalité esthétique du film. Le cadre est posé, la narration et les dialogues apparaissent peu à peu. J’aime beaucoup recréer, au travers d’images vidéo, les compositions des peintures classiques de la renaissance. La vidéo me permet surtout de faire bouger et d’entendre parler mes personnages, une façon d’introduire le langage dans la peinture et en préciser le discours. 

À la Fondation Ricard, dans l’installation Si c’est pas toi ce sera une autre, j’ai réuni des peintures à l’huile et des vidéos au sein d’un même espace. Au mur, trois tableaux représentent des mains manipulant des classeurs, des cols blancs étroits d’où émergent des visages de femmes déformés. Sur trois écrans d’ordinateur, des vidéos mettent en scène trois entretiens d’embauche. Accentuant à peine les ressorts absurdes de l’exercice, elles reflètent les modalités “d’insertion” de ma génération, dans le marché du travail et plus largement dans la société néolibérale. Les dialogues et les situations sont animés par l’idée qu’aucun candidat n’est ni attendu ni indispensable, et que toutes et tous sont interchangeables à l’envie.

Dans mes vidéos, j’aime dérégler le fil d’une narration classique pour y introduire une perturbation, un hiatus scénaristique qui répond aux peintures. La peinture est une transgression supplémentaire. Je tente de dépasser le réel, de figurer ce qui ne pourrait exister seulement en effets spéciaux. J’affectionne tout particulièrement quand la vidéo s’affranchit peu à peu des codifications de genre tout en maintenant “l’impression de réalité”. L’association des deux médiums pourrait s’appeler une “scène tableau”. 

© Lou Cohen

Qu’as-tu cherchée à retranscrire à travers cette exposition ? 

Au retour de vacances, je me suis rendue compte que je n’avais plus d’argent, que j’avais accumulé des retards de loyers. Je me suis mise à chercher un travail et j’ai enchaîné les entretiens d’embauche. C’est suite à l’un d’entre eux, particulièrement désastreux, que l’idée s’est imposée. J’ai conclu que la seule possibilité de rejouer ce combat consistait à le mettre en scène, à parodier cette recruteuse qui m’avait gratuitement humiliée. J’ai donc produit une installation de trois vidéos d’entretien d’embauche, et cinq peintures, dont un manager m’a soufflé le titre, lors d’un précédent entretien pour un poste de serveuse, “Si c’est pas toi ce sera une autre, ou un autre”.

Comme si, grâce à la production artistique, on avait la capacité de renverser sa condition, surpasser les dominants, échanger les situations humiliantes pour des situations transcendantes. En mimant, en recréant la réalité, on n’explique rien mais on parcourt, on enrichit, on agrandit les lieux où il faut bien vivre. 

Quel support te permet de retranscrire au mieux ta conception des choses ? 

En général quand je dessine plus de deux jours, j’ai envie de tourner et inversement quand je finis un film. En dessin, comme en vidéo, je n’aime rien tant que de travailler sur la suspension du crédible, on croit ce qu’on voit. Du coup je trouve intéressant, de faire en sorte qu’on n’y croit, puis qu’on n’y croit pas, puis, plus du tout. 

Dans mon film Ceux qui veulent de 2018 mes personnages communiquent en déclamant des poèmes érotiques de grands auteurs français. Dans Cardio funk de 2016, deux filles se changent dans le vestiaire d’une salle de sport, les rôles des filles permutent, la scène se répète trois fois, à chaque fois un peu plus absconse. Ce basculement peut advenir de la même façon en vidéo qu’en peinture. Je voudrais que le spectateur ait une relation libre avec l’image et le cadre proposé. 

Depuis plusieurs années, tu offres à voir différents courts-métrages qui traitent avec humour, presque avec sarcasme, de ta génération et de son quotidien. Qu’est-ce qui justifie ta démarche ?

Je ne parle que de ce que je connais. J’ai le sentiment de bien comprendre mes semblables, ma génération, comment ils s’expriment, se lavent, sortent, font l’amour. Avant d’écrire un film, je me demande qui je veux mettre en scène. Mes personnages proviennent de partout : Tinder, la vie quotidienne, les centres commerciaux. J’aime l’idée qu’ils construisent des fragments de vérité et de réalité. Plus que des visages, je cherche des façons de parler, des prosodies particulières. 

Chez les jeunes adultes, la palette du langage est décomplexée, en perpétuelle évolution, avec de multiples intonations. Pour l’instant jouer de l’ironie jusqu’aux limites du sarcasme et de l’outrance, m’anime profondément. Alors quand je tiens un personnage qui accentue une proposition ironique, je ne me frustre pas j’y vais franchement, sans forcer le trait, ça vient tout seul. Le personnage principal de mes films, est souvent le langage, et les comédiens qui gravitent autour se l’approprient, l’utilisent selon eux et à leur gré. 

Le langage peut-il être le personnage principal d’un film ? Les images peuvent-elles dire sans montrer ? Les textes, en l’occurrence les textes érotiques disent-ils ou montrent-ils ? Et en disant, que veulent-ils montrer ou démontrer ? Je vous tiendrai au courant.. 

© Lou Cohen

Que souhaites-tu que l’on retienne de ton travail ? 

J’espère qu’en plus de provoquer une émotion esthétique, j’arriverai à obtenir quelques sourires de mes spectateurs. Lors du décrochage de l’exposition à la fondation Ricard une responsable du lieu m’a raconté qu’une jeune femme était passée revoir mon travail pour se déstresser et désacraliser un entretien d’embauche important pour elle. Ça m’a fait vraiment plaisir, j’espère qu’elle a obtenu son poste ! 

Quels sont tes projets à venir ?

Je prépare un film sur le logement et les agents immobiliers qui s’inspire de la visite du nouvel appartement, vide et délabré, d’un couple de copains tout juste mariés. Pour les aider, nous avons meublé l’espace avec nos corps, mimant le futur mobilier. La femme, les bras en armoire répétait “ici tout est à imaginer”, sans doute la ritournelle du concessionnaire immobilier qui leur avait vendu l’appartement. Vide ou en construction, un appartement ouvre des champs narratifs infinis, celui de tous les possibles, de toutes les incertitudes. Le discours de ceux qui vendent ces appartements mérite tout autant notre attention et je crois avoir déjà trouvé ma comédienne. Aujourd’hui, avec la crise sanitaire, le logement est devenu le lieu de confinement. Pour la majeure partie du monde, il a changé de statut. Ce sujet devient extrêmement excitant.

La situation actuelle, qui finit par questionner notre façon de vivre, t’inspire-t-elle ? 

Les questionnements à propos de la pratique de la vidéo et de la peinture ainsi que la façon de montrer les œuvres à la sortie de la crise ne concernent pas seulement les cinéastes, les cinéphiles et les amateurs d’art, ils concernent les capacités d’invention d’un après, dans tous les domaines. Il m’apparaît plus qu’évident qu’il va falloir être créatif pour imposer des changements radicaux, vers une mondialisation plus raisonnée, un retour à une économie d’échanges réels et de proximités.  

Sur le plan graphique la pandémie est riche en bouleversements esthétiques. La moindre course au supermarché révèle de nouveaux espaces scéniques, de nouvelles distances barrières pour dialoguer, des jeux d’attitudes corporelles préventives. Je crains que ces nouveaux schémas scénaristiques ne déferlent sur le gros cinéma français.

Plus sérieusement l’imagination offre la perspective d’investir les champs d’un réel nouveau qui n’est plus de la science fiction. Il va être passionnant de renouveler un regard critique sur les comportements et les composants du quotidien qui semblaient jusqu’ici être vitrifiés et prédéfinis. 

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Propos recueillis par Marie Coindeau-Mattei 

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