Rencontre avec Judith Depaule, directrice de l’Atelier des Artistes en Exil
Situé dans le IIe arrondissement de Paris, l’Atelier des Artistes en Exil accueille et aide les artistes exilés en France depuis 2017. Nous avons rencontré Judith Depaule, metteuse en scène, co-fondatrice et directrice de ce lieu, afin d’en savoir davantage sur son profil et la fondation de cette association venant en aide aux artistes contraints de quitter leur pays.
Bonjour Judith, pourriez-vous nous expliquer comment vous en êtes venue à créer l’Atelier des Artistes en Exil ?
J’ai toujours fait des spectacles sur des thématiques documentaires historico-politique engagé et, de façon presque évidente, la question de quoi faire face à la crise dit migratoire en 2015 m’a poussée à avoir envie de réagir. Mais il y a une pré-histoire à la création de l’Atelier des Artistes en Exil. Avec le co-fondateur Ariel Cypel nous étions alors dans un lieu nommé Confluences1, où j’étais artiste associée puis programmatrice. En 2015, nous avons pensé à héberger des réfugiés syriens. À l’époque, on ne pensait pas aux artistes en particulier, on était juste dans l’idée d’ouvrir les lieux de culture dans l’optique d’absorber la crise, pas migratoire mais plutôt d’inhospitalité.
C’est lors d’un évènement autour de la Syrie et en rencontrant des artistes syriens en exil que cette question a commencé à se poser. Quand on s’est rendu compte que ces personnes avaient beaucoup de mal à s’orienter, à comprendre comment fonctionne le système français, on a voulu faire quelque chose. Par la suite, on a conjointement organisé avec l’ONDA2 un premier salon d’artistes en exil. Il s’agit d’un format style speed-dating, lors duquel un artiste présente son travail devant un professionnel, vidéos ou visuels à l’appui ou non, et présente son parcours, et ses projets. Trente professionnels sont venus et beaucoup d’artistes ont trouvé des accompagnements divers et variés à la suite de ces rencontres, que ce soit en administration, en production ou en diffusion. Bref, ça a tissé des liens et à présent certains artistes du premier salon marchent extrêmement bien. Tous ces éléments ont participé à la décision de créer l’association en janvier 2017.
1 Lieu de création indépendant dans le XXe, qui depuis a fermé ses portes, ndlr.
2 L’Office National de Diffusion Artistique, ndlr.
Comment avez-vous rallié la direction d’une telle association à votre pratique artistique ?
J’ai raccordé la direction de l’association à ma façon de travailler en recueillant des récits d’artistes en exil. L’entretien se décline toujours autour de la même question, à savoir : “Est-ce que tu peux me décrire le moment où tu as pris la décision de partir ? Et qu’as-tu mis en œuvre pour ça ?” Il s’agit du point de bascule, de lorsqu’ils ont fait le grand saut et sont passés de l’autre côté. C’est d’ailleurs la base d’un spectacle qui sera présenté à la Maison des Métallos au mois de mars. Il est porté par des acteurs et non par les artistes, mais des vidéos permettront d’écouter leurs témoignages et de les voir pratiquer leur art. On n’oublie donc jamais qu’il s’agit de récit d’artistes. La direction de l’association se combine donc bien avec mes pratiques antérieures car je travaille très souvent à partir de témoignages.
Le fait d’être artiste vous a-t-il aidé dans la mise en place de ce projet ?
Quand on est artiste il y a des choses qu’on comprend mieux en termes de nécessité et d’angoisse. Il y a donc des choses que je comprends bien, mais aussi des choses liées à l’exil qui ne font pas partie de mon background. Mais en ce qui concerne toute l’anxiété liée à la création, au fait de ne pas faire, de ne pas avoir de moyens, d’attendre… Ce sont des sentiments que je partage, que j’ai pu éprouver. Donc oui, ça facilite la compréhension de leurs attentes. Je pense que ce qui est bien dans le fait d’être artiste c’est que ça m’a permis d’avoir un réseau et une forme de légitimité dans le monde de l’art.
L’Atelier des Artistes en Exil propose un suivi social en plus d’un suivi artistique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Quand on a envisagé de créer cette association, on a fait le pari de créer quelque chose qui n’existait pas du tout, et qui n’est pas très français, c’est-à-dire d’avoir dans la même structure l’aspect social et l’aspect artistique. En général, ce sont deux mondes qui se rejoignent rarement, et qui se regardent même souvent en chien de faïence, avec une forme de suspicion réciproque. Alors, évidemment, nous n’étions pas experts, mais on s’était déjà confronté à toute la procédure en accompagnant les personnes logées à Confluences, ce qui nous avait bien familiarisé avec ces questions. Nous sommes également aller chercher des personnes pour nous accompagner dont c’était les compétences propres, c’est-à-dire des avocats spécialistes du droit des étrangers, des psychologues, des travailleurs sociaux… Maintenant, on sait à peu près comment y faire, mais les choses changent et il y a toujours des situations invraisemblables qui réapparaissent auxquelles on n’avait pas pensé.
Mais l’idée de proposer un aspect social ainsi qu’un aspect artistique nous est venu car on ne peut pas dissocier l’artiste de l’individu qu’il est. Si on ne travaille qu’avec la partie “artiste” et pas avec l’individu, on ne peut fonctionner correctement. Par exemple, l’artiste n’arrive pas à travailler et ce parce qu’il a des problèmes de papiers, si vous ne savez pas qu’il a ces problèmes et qu’on ne l’aide pas à les traiter, alors impossible d’avancer. S’ils vivent des situations difficiles, des histoires qui les rongent complètement, ils ne peuvent travailler correctement. L’aspect social est tout aussi important que l’aspect artistique, c’est extrêmement lié. C’est très important de suivre les deux sinon on a une version tronquée de la personne qu’on accompagne, et vice-versa.
Vous offrez de nombreux services à ces artistes en exil, comme un lieu de visibilité, de pratique, d’accompagnement administratif, mais vous proposez également des cours linguistiques ?
La première chose importante pour qu’un artiste se retrouve et reprenne le travail est un espace de travail fonctionnel. On a très rapidement eu un premier lieu pour l’association puis l’avons réorganisé ici, au 6, rue d’Aboukir. Les espaces y sont appropriés à toutes les pratiques et toutes les disciplines artistiques. Nous proposons également un accompagnement administratif comme expliqué précédemment, et la question du logement est importante pour nous. On essaye de faire au mieux pour ne pas que les gens restent à la rue quand ils le sont. Puis, nous nous sommes aperçus que la question de la linguistique était complexe. Tout d’abord parce que lorsqu’on essayait de trouver des solutions pour les personnes qu’on accompagnait, on s’est vite rendu compte que c’était très saturé en Île-de-France, et pas forcément adapté aux profils qui étaient les nôtres. De plus, les cours de langues sont très souvent programmés sur le calendrier scolaire, donc si vous arrivez en milieu d’année il faut attendre six mois avant de pouvoir commencer. L’idée de créer un programme de français nous est donc apparue. Nous avons appelé ça “Apprendre le français par l’art” et lui avons donné une spécificité propre qui répond aux profils des artistes, à savoir travailler sur un support artistique. Nous nous rendons donc dans les lieux d’exposition de nos partenaires, comme la Fondation Pinault, le Jeu de Paume, ou le Palais de Tokyo, ce qui nous permet d’avoir un socle pour apprendre la grammaire et le vocabulaire. On y profite également de l’intervention d’acteurs pour l’oral et d’écrivains pour l’écriture. Nous essayons de répondre à cette problématique linguistique afin que ce soit plus simple pour les artistes exilés, qu’ils n’aient pas à chercher des places ailleurs et qu’ils puissent travailler sur un lexique spécifique qui leur servira pendant leur parcours professionnel.
Qui sont les artistes que vous représentez, d’où viennent-ils ?
Ces artistes exilés viennent de partout, on comptabilise environ 45 pays de provenance. Ils sont là pour des raisons différentes mais toujours parce que la vie n’était pas possible dans leur pays. Ils ont connu des conditions de vie difficiles, comme la guerre, les discriminations politiques, religieuses, ethniques, de genre ou sexuelles… Mais pour répondre à votre question il faut en répondre à une autre : qu’est-ce qu’un artiste professionnel, ou qu’est-ce qu’un artiste tout simplement ? Pour nous, c’est quelqu’un qui ne peut vivre sans faire de l’art, mais la définition semble varier selon les pays. Les artistes que nous soutenons gèrent leur mode de vie. Ils peuvent faire le choix de vivre dans l’instabilité et de se consacrer uniquement à leur pratique, et d’autres travaillent à côté car ils n’ont pas le choix. Ces personnes, qui ont toutes dû quitter leur pays, sont parfois en début de parcours donc on va les aider à finaliser leur formation, à accéder à des écoles d’art. Parfois, ce sont des personnes qui étaient très connues dans leur pays d’origine. C’est souvent pour eux que c’est le plus difficile car ça sous-entend une forme de déclassement. Quand on a eu beaucoup de moyens, une reconnaissance nationale, il est dur de recommencer à zéro. On essaye de se focaliser sur chacun d’entre eux, d’individualiser autant que faire se peut car chaque personne est différente.
Comment ont-ils découvert l’Atelier des Artistes en Exil ?
Ces artistes viennent pour plein de raisons différentes, parce qu’ils sont cooptés par d’autres artistes, parce qu’ils ont été mis au courant par les associations qui travaillent dans l’accueil du migrant, par des amis qui nous ont découvert dans les médias, par les réseaux sociaux… Parfois, nous sommes contactés directement par les autorités pour déplacer des artistes au plus vite car ils sont en danger, comme ce fut le cas pour les artistes Birmans en ce moment, ou les Afghans qui sont arrivés cet été.
Quelles sont les conditions pour intégrer l’Atelier des Artistes en Exil ?
Pour intégrer l’Atelier des Artistes en Exil il y a une contribution de 1 euro symbolique à fournir, mais c’est plutôt pour l’assurance. Il faut surtout signer une charte, notamment de bon respect du fonctionnement et de non-discrimination des autres personnes de l’atelier. On essaye d’être un endroit safe, en particulier pour les femmes. On a d’ailleurs créé un espace et un atelier réservés aux femmes. On revendique aussi d’être un espace safe pour la communauté LGBTQ+.
Le lieu que vous occupez n’est pas le premier que vous ayez eu, que pensez-vous de celui-ci ?
Actuellement, c’est du précaire mais normalement le prochain sera le bon ! On ne nous a pas raconté d’histoire, c’était clair. Celui-ci est trop petit, il nous faut plus de place pour les artistes et pour l’équipe. Dans certains bureaux on est carrément à deux sur une table. Il nous manque aussi une grande salle pour faire de l’action culturelle, c’est-à-dire des ateliers de pratique artistique conduits par des artistes de l’atelier. On en fait déjà mais on pourrait en faire plus si on avait un espace dédié à ça, ce qui permettrait d’assurer aux artistes une forme de stabilité financière. On pourrait imaginer devenir un centre dans lequel on peut venir au matin et faire un cours de danse, puis d’arabe, puis des percussions, du dessin, ainsi de suite… On pourrait également mettre davantage de choses en place pour les migrants voulant faire de l’art.
Vous avez des soutiens, des partenaires ?
On a beaucoup de soutiens oui, mais tout peut être remis en cause par un gros changement électoral par exemple. On essaye de convaincre un maximum de partenaires, on ne lâche jamais. Privé ou public, on est tous azimuts.
Vous avez été lauréat du prix culture pour la paix en 2018. Que pouvez-vous nous dire de cette expérience ? Qu’en avez-vous tiré ?
C’était un super beau coup de projecteur de recevoir ce prix juste un an après l’ouverture. C’était un prix avec de l’argent à la clé donc c’est toujours bien. Ça a surement aidé à ce qu’on ait une reconnaissance plus institutionnelle. Et l’année dernière nous avons également reçu le prix Womex pour l’excellence professionnelle.
Quels sont vos projets pour la suite ?
On est en train d’ouvrir une antenne à Marseille et pour l’occasion on organise un vernissage le 5 février à 18h à SOMA, sur le Cours Julien. Et normalement on devrait avoir une exposition de fin février au mois d’avril sur les grilles du Square du Temple, sur la question de la réappropriation du masque par les artistes : masques sanitaires versus masques ancestraux. Il y a également la résidence à la Maison des Métallos lors de laquelle il y aura les récits d’artistes dont je vous ai parlé précédemment, mais également des interventions d’artistes. De plus, on va commencer à travailler sur la nouvelle édition du festival Vision d’Exil, qui aura lieu en fin d’année.
Propos recueillis par Charlotte Simoni
À l’occasion de l’ouverture de l’antenne marseillaise de l’Atelier des Artistes en Exil, ils collaborent avec la galerie SOMA et proposent l’exposition d’Órion Lalli, Dieu à le $ida.
L’exposition est ouverte du 5 au 20 février de 17h à 22h
Vernissage le samedi 5 février à 18h
SOMA, 55 cours Julien, 13006 Marseille
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