Rencontre avec Jann Gallois, regards sur le processus de création chorégraphique
Jann Gallois est danseuse, chorégraphe et fondatrice de la Compagnie Burn Out. On a pu voir ses créations au Festival Off d’Avignon, à Chaillot, Théâtre national de la Danse, ou bien encore au Festival Montpellier Danse. Originaire du hip-hop, sa danse prend toutefois des contours divers, toujours très ouverts.
Comment tout cela a-t-il commencé ?
Avant la danse je faisais beaucoup de musique classique en conservatoire et c’était hors de question de faire de la danse dans ma famille. L’éducation que j’ai reçue était très stricte, assez autoritaire et ne laissait aucune place pour la danse. J’ai commencé par la danse hip-hop parce que je suis tombée amoureuse de ce monde-là, c’était tout ce à quoi j’aspirais depuis longtemps : la liberté entière de développer son art et la partager avec d’autres. Je ne me suis pas posé de questions quand j’ai rencontré des danseurs hip-hop par hasard au Forum des Halles, j’ai su que c’était ça qui m’attendait, ce que je voulais faire. Alors, contre l’avis de mes parents, j’ai complètement arrêté la musique et je me suis mise à danser tous les jours sans m’arrêter. J’ai pu apprendre en autodidacte, en observant les autres, en essayant, en me trompant, c’est vraiment une culture qui se vit au cœur même de là où elle se pratique. Dans le hip-hop t’es obligé de créer toi-même ton cadre. Ça se passe d’ailleurs beaucoup dans les clubs, dans les cercles en club, donc j’étais une danseuse de club en fait ! J’adorais ce rapport au corps qui est extrême, c’est puissant et généreux parce que c’est vraiment une danse qui est tournée vers l’autre, qui fait appel à tous les sens.
Je ne pensais pas du tout pouvoir en vivre, j’étais passionnée de physique, j’adorais aussi cette approche du monde par les sciences et c’est pendant ma licence que j’ai pris une année sabbatique pour voir ce que c’est de vivre en tant que danseuse, c’est là que j’ai rencontré l’univers contemporain avec l’aspect de création, d’écriture et de spectacle, ce que je ne connaissais pas du tout ! Je n’avais jamais été voir un spectacle de danse contemporaine ! Et là, ça a été une deuxième énorme évidence.
J’ai senti, j’ai réalisé la puissance qu’il pouvait y avoir à travers ma danse : partager une vision du monde, partager une pensée, un message, et la puissance de l’émotion que ça peut provoquer chez le spectateur, car c’était moi en tant que spectatrice qui la première a été touchée. J’ai alors travaillé pour des chorégraphes contemporains en tant qu’interprète mais ce qui m’intéressait c’était de faire mes propres projets, monter mes créations, réfléchir sur comment raconter au plus près ce que signifie être un humain au XXIe siècle et comment le raconter avec la danse et sa puissance.
Quand on essaie de raconter à travers la danse, j’ai peur qu’on soit trop porté par l’intellect et qu’on en arrive à quitter le corps.
C’est justement un écueil propre à la danse, par son abstraction, contrairement à un texte ou un film par exemple, mais ça me parait essentiel d’avoir quand même cette démarche-là. Je me lasse très vite d’une création purement formelle, seulement esthétique, je trouve ça vide. Ça ne me touche pas s’il manque une profondeur de réflexion dans la mise en scène et la chorégraphie.
Alors comment fais-tu le lien entre cette chose qui s’exprime par le corps — dans une certaine mesure inconsciente, car c’est ça aussi l’émotion du corps, ce quelque chose que l’on ne contrôle pas qui vient s’exprimer — et l’intention plus rationnelle qui ajoute cette profondeur au spectacle ?
Pour moi, les deux sont indissociables. C’est à partir de l’intention de ce que j’ai envie de dire que j’arrive à générer une créativité dans ma danse. Si je n’ai rien à dire ça va très très vite m’annihiler en tant qu’artiste. C’est le cœur même de la vie d’artiste de s’interroger sur le monde : qui on est, qu’est-ce qu’on fait là, quelle est cette époque qu’on est en train de vivre ?
Mais quelle forme ça prend ? Quelle forme prend cette réflexion, cette interrogation ?
Je pense que ça doit être de l’ordre de l’instinct. Instinctivement, pour exprimer telle ou telle émotion, je prendrais un corps qui a cette qualité-là, j’entrerais dans une gestuelle qui aura cet impact-là, cette désarticulation-ci ou cette légèreté-là… C’est difficile à dire… c’est simplement parfois des évidences que je ne peux pas exprimer par la raison.
C’est ça qui est intéressant, il y a une intention puis des choses du corps viennent la déborder, lesquelles ne s’expriment plus rationnellement. On part du dicible et on atteint des territoires au-delà ou en deçà du langage.
C’est ça qui est fascinant dans la danse ! Tout langage corporel va toucher un esprit profond à la fois à l’intérieur de celui qui regarde la danse et à l’intérieur de celui qui danse, il y a quelque chose d’évident. Je pense à mon petit neveu qui a moins d’un an, il ne sait pas encore marcher, mais dès qu’on met de la musique, alors qu’il n’a probablement jamais vu personne danser, il se met à bouger au rythme de la musique, ses bras, son bassin… et c’est hallucinant de voir à quel point le mouvement dansé est spontané et naturel chez l’être humain.
Oui, il y a un appel du corps en réponse à la musique, des vibrations, des résonances qui se font avant même qu’on ait acquis le langage, la pensée réflexive…
Exactement, c’est le premier langage ce langage du corps, de la danse. Tout ce que je vais utiliser comme gestuelle, tout ce que je vais développer comme danse pour raconter physiquement une idée, une vision de l’être humain, ce sera toujours spontané, évident, naturel. D’ailleurs dès que le mental prend trop d’emprise sur la créativité c’est la cascade vers l’assèchement de l’inspiration.
Et pourtant ce mental se doit d’être relativement contraignant pour pousser plus loin l’inspiration ! Ce qui se fait beaucoup en danse contemporaine d’ailleurs, partir d’une consigne, d’un verbe d’action, d’une émotion, et explorer.
Quand je commence une création, je pars des différents axes qu’il m’a paru intéressant de développer pour le projet mais l’improvisation m’amène vers des découvertes inattendues, que je n’aurais pu atteindre sans me laisser emporter par l’instant présent. C’est très important de ne pas vouloir tout maitriser. Je ne veux pas être trop explicite ou trop intelligible sur ce que j’ai envie de dire parce que je veux que le spectateur puisse lui-même lire ce qu’il a envie de lire. Je veux absolument lui laisser une porte ouverte. C’est la force de la danse qu’on a moins dans le théâtre parce que le texte, d’une certaine manière, ferme le sens.
Peut-être parce qu’on ne parle pas au même degré de conscience, le texte serait du côté de l’explicite, tandis que la danse donnerait à voir quelque chose d’enfoui sans qu’on n’en comprenne tous les ressorts. À l’inverse, quand la danse devient selon moi excessivement abstraite, que je dois m’efforcer de trouver un concept, du sens, je suis frustrée de moins ressentir les choses par le corps.
Eh oui, exactement… Parfois l’intelligibilité tue le cœur lui-même, l’âme qui parfois ne peut même plus se laisser toucher… C’est un jeu d’équilibre en fait. C’est puissant aussi quand on sort d’un spectacle et qu’on a pu être déplacé intérieurement, du fait qu’on a compris ce que le chorégraphe a voulu offrir. C’est une grande question que je me pose en ce moment. Quels sont les ingrédients qui mènent le spectateur à se laisser transformer ? Je vois ça comme le fait d’apprivoiser un animal qui ne me connait pas, qui a autant de peur que d’envie de venir vers moi. Comment créer cet espace de rencontre ? Comment faire pour qu’ensemble on puisse se comprendre, le public et moi ? Mais ce sont des questions auxquelles je n’aurai jamais de réponse… Pour Imperfecto, j’avais envie d’avoir une ouverture sur un ton absurde, too much, ça m’intéresse d’avoir des sujets profonds avec un ton d’humour et de légèreté, c’est un contraste qui m’émeut et qui me semble être une bonne manière d’embarquer le public avec soi sur son bateau.
Je me souviens bien de cette intimité dès le début du spectacle, qui a donné le ton, et j’ai trouvé que c’était très incarné tout en étant très universel, c’est justement un spectacle qui parle, sans jamais perdre de vue le beau.
Le beau à mon avis vient du fait que l’œuvre est habitée. Quand on sent que c’est vécu, que c’est interprété avec un entier investissement, le beau est dans la vie elle-même, la mort incluse, le drame inclus. On touche une certaine beauté dès lors qu’on sent que c’est authentique.
Est-ce qu’il y a des chorégraphes qui t’inspirent aujourd’hui ?
En fait tous les chorégraphes m’inspirent, même quand ce n’est pas mon style je trouve toujours des choses très intéressantes. Mais si je peux en nommer un, c’est Rui Horta, un chorégraphe portugais. Je trouve que c’est un génie de la danse. Il a été peut-être trop en avance sur son temps.
Je crois aussi que tu as un amour particulier pour la musique électronique que tu intègres à tes créations ?
Elle fera toujours partie de mes créations en effet, surtout que je compose aussi, enfin ! Le bagage théorique de la musique classique des mes années au conservatoire se retranscrit dans ma musique électro, m’atteler à la composition musicale c’est une sorte d’accomplissement. Il y a quelque chose de très universel dans la rythmique, très tribale, souvent binaire. Il y a la possibilité due travail du rythme, de déconstruction, d’écriture, en superposé, et j’adore déstructurer pour surprendre.
Propos recueillis par Valentine Mercier
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