Rabîndranâth Tagore – La Dernière moisson – Petit Palais
A l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Tagore, cette exposition, inaugurée en grande pompe par le maire de Paris en personne et la ministre de la culture de l’Inde, présente, en une petite centaine d’encres, aquarelles et pastels sur papier peintes entre 1928 et 1938, sans titres, une des facettes méconnue de cet artiste polymorphe (romancier, poète, dramaturge, philosophe, compositeur de chansons — auteur de l’hymne national de l’Inde et de celui du Bangladesh…). En parallèle, une exposition (intitulée « Tagore, le message universel ») à travers Inde et le Bangladesh rend hommage à ses photographies. Après William Blake en 2009 ou encore Charlotte Perriand photographe en 2011, le Petit Palais met à nouveau en lumière un angle ignoré et original d’un artiste reconnu. Et c’est une nouvelle fois un bien beau parcours que nous propose ce musée.
« La terre n’est pas un astre mort comme la lune. Elle respire. Ses rivières et ses océans exhalent des vapeurs dont elle se revêt » (citation extraite de La maison et le monde, un des romans les plus connu de Rabîndranâth Tagore, écrit en 1915). La nature tient une place centrale dans les tableaux de Tagore. Le champ pictural de la nature se déploie tout d’abord au travers d’étranges représentations d’animaux. Des dragons fantastiques, des fauves aux postures de sphinx, des oiseaux aux plumages chamarrés et au regard acéré « qui ne peu[ven]t voler que dans nos rêves » (Mes peintures, texte de Tagore écrit en 1930) semblent peupler une sombre jungle sortie tout droit de l’imaginaire. Quelques fleurs côtoient des paysages sombres et crépusculaires, baignés de couleurs chaudes. Dans le silence de ces toiles, les arbres imposants, dévorant les décors, établissent un lien entre la terre et le ciel, ainsi que Tagore le décrit dans ses poèmes : « Tiens-toi tranquille, ô mon cœur. Car ces arbres montent vers les cieux comme ma prière vers Dieu » (« Arbres » in De l’aube au crépuscule, recueil de poèmes écrits par Tagore). Ce lien avec le religieux se retrouve également dans les gestes hiératiques de certains personnages, paraissant célébrer un culte sacré, réservé à des initiés. Les postures contemplatives et recueillies confèrent à cette œuvre une dimension spirituelle forte.
Ce bestiaire exubérant, ces références spirituelles explicites ancrent clairement l’œuvre de Tagore dans l’univers indien.
Malgré cela, le peintre Tagore brouille à l’envi les repères et les clichés. « L’homme est vivant comme est vivante la terre. Il est comme elle, enveloppé toujours dans le brouillard des idées qui l’exhale. Sa vraie nature reste cachée, et il semble fait seulement de lumières et d’ombres. » (La maison et le monde). A côté de la luxuriance de la nature, se donnent à voir dans l’ombre, non loin de là, des visages énigmatiques, impénétrables, fascinants, aux « yeux si beaux, si profonds, si paisibles » (La maison et le monde), nous regardant avec profondeur. Face à ces figures tout en retenue, on est bien loin de l’Inde voluptueuse, de l’imaginaire Bollywood. Les lourdes chevelures qui masquent en partie les visages donnent à ces femmes une densité, une force imprévue. Les visages oblongs s’échappent de grandes tuniques monochromes, recouvrant entièrement le corps, renforçant ces traits insondables. Des couples se découpant sur des fonds sombres ont une allure spectrale, fantomatique, tendant vers l’abstraction. Les formes féminines, indéfinies parfois, sont toujours douces. A côté de cette douceur, se tiennent des hommes aux visages carrés, durs, déformés. Tagore joue avec cette tension entre la géométrie des lignes et la délicatesse des courbes féminines.
C’est en cela que, en filigrane, cette exposition donne à voir les différents aspects de ce pays complexe, où les extrêmes cohabitent, dans lequel toutes les contradictions se rejoignent, le pays de l’oxymore. La douceur côtoie la rudesse, le sombre jouxte l’éclat, le calme des paysages n’est pas très loin de l’apocalypse.
La visite se termine par de somptueux portraits de femmes, délicates, profondes et insaisissables. Une des dernières œuvres exposée, une femme tendrement enroulée autour de son enfant, rappelle les femmes de Klimt aux chevelures enveloppantes de la fresque Beethoven. Œuvre à la croisée de plusieurs influences, l’audace dans le choix des couleurs saturées, le caractère singulier voire « dissonant » des associations chromatiques peuvent faire penser à certains traits du fauvisme. La géométrie des visages masculins évoque le mouvement cubiste, tout comme la prise de liberté par rapport à la réalité, l’expression de la subjectivité pour mieux toucher le spectateur, rappelle le courant expressionniste européen. Tagore orchestre une variété de techniques dans le seul objectif d’exprimer au mieux la spontanéité et la sincérité dans ses dessins : « Lignes et couleurs en art n’ont pas à donner d’informations. Elles cherchent seulement leur incarnation rythmique dans les peintures. Leur but ultime n’est pas d’illustrer ou de copier un fait extérieur ou une vision intérieure mais de former une unité harmonieuse qui se fraie, par la vue, une voie vers notre imagination. » (Mes peintures).
Dans cette « voie vers [l’]imagination » constituée par les dessins et peintures de Tagore, la frontière entre l’onirique et le réel est poreuse. Enveloppé par une musique indienne lancinante émanant du documentaire sur la vie de Tagore projeté en fin d’exposition (Rabindranath Tagore, portrait d’un sage de Sylvain Roumette), le visiteur navigue en permanente à la lisière du rêve, sans pouvoir dénouer où s’arrêtent les contours de la réalité, dans cette nature excentrique et parmi ces personnages ésotériques.
La peinture de Tagore est un concentré d’Inde dans ce qu’elle a de plus coloré, de plus silencieux, de plus mystérieux mais aussi un trait d’union entre plusieurs univers (Orient et Occident, rêve et réalité). Tour à tour tendre, opaque, aride, étrange mais toujours poétique, elle est, en cela, un parfait et cohérent prolongement de son œuvre littéraire et poétique. On pourrait d’ailleurs regretter que cette exposition n’exploite et n’approfondisse pas ce lien entre littérature et peinture. Au visiteur à construire et recréer cette relation. Mais peut-être que le fait que ce soit à lui de le faire renforce encore l’intérêt à aller visiter cette exposition.
Angelina Poli
Rabîndranâth Tagore (1861-1941) – La Dernière moisson
Jusqu’au 11 mars 2012
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 20h
Petit Palais
Avenue Winston Churchill
75008 Paris
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