Quand on aime la ville, on aime les gens par Laurent Kohler
Laurent Kohler est un dessinateur compulsif. Depuis Strasbourg et au travers de ses grands voyages, comme de ses trajets du quotidien, il y a chez lui une nécessité à se surprendre dans la répétition, le plaisir, la recherche de ce plaisir, tel un enfant qui sait comment il a su se mettre debout et marcher. Il nous présente sa prochaine exposition, Corpus par Mayfly Gallery, du 18 au 20 février à la galerie Artistik Rezo.
Quelle est votre définition du dessin ?
Le dessin est principalement fait de traits (pas forcément contours) et de “rendu” : hachures, aplats, taches, gribouillis divers… Il est souvent monochrome mais rien n’interdit la couleur. Disons que le dessin laisse le support visible, qui sera aussi signifiant. L’absence, le vide, un “ne pas ” (marquer, tracer), font aussi le dessin, et son mystère (“ce qui s’éclaire soi-même”). Et cette exigence du “ne pas“ fait naître une tension entre l’urgence compulsive et l’immanence du blanc.
De quelle urgence parlez-vous ?
Dessiner est un jeu aussi. Jouer avec le hasard, les contraintes, les situations, en inventant des protocoles nouveaux (dans le bus, pour l’urgence et les trépidations, ou en voiture, dans l’avion, au guichet, dans la queue à la caisse, au cimetière, au tribunal, en marchant, à l’envers, à cheval sur le faîte du toit, de la main gauche aussi…).
J’imagine dessiner un peu comme le calligraphe chinois ou japonais, dans l’esprit t’chan (ou sumie du Japon) : ne pas conceptualiser, faire le vide, laisser advenir, de mes yeux voyant à l’instrument qui frotte ou caresse le support. C’est une expérience éminemment sensible. On parle de la “corporéité” du dessin, pour dire aussi que ce n’est pas un travail intellectuel : pas de dogme, de théorie, de concept à mettre en œuvre.
Vous allez bientôt être exposé à la galerie Artistik Rezo. Pourquoi avoir choisi cette sélection d’œuvres ?
J’ai des milliers de dessins (20 000 ?), en grande partie scannés, qu’il faut nommer, classer. Travail plus laborieux que le dessin lui-même ! Je dessine toujours “sur le sujet”, sauf quand il n’existe pas.
J’ai choisi quatre dessins qui appartiennent à un dossier nommé Kivaille. Ils sont une sélection sur le thème de la corporalité. Le corps dans l’espace des transports en communs, a une place, une posture. Il s’inscrit dans l’espace du voyeur. Cet espace réduit de la proximité des corps. J’ai voulu montrer comment ceux-ci s’installent – dans le relatif confort identique à celui de mes petits carnets qui les captent – comment ils font partie de la scène.
Et si vous nous parliez de Enfant et jambes maman ?
Ce dessin est tiré d’une scène dans le tram. J’étais parti rendre visite à ma mère. L’esquisse est faite “sur le sujet” désir, désirer, être désiré et “mon enfant”. Puis, je suis arrivé chez ma mère, où je m’ennuie parfois. J’épuise alors compulsivement les pigments d’une vieille boîte de feutres. Oh ! Le beau rouge. Oh ! Le beau vert… Ces couleurs sont comme la dernière framboise qu’il ne faut pas laisser se dessécher. Ne pas perdre la moindre goutte de couleur. Vieux fond du glaneur, du chasseur-cueilleur ? Cette question de la matérialité de la couleur, me fait penser à cette citation de Shakespeare par Amélie Nothomb : “Quand fond la neige, où va le blanc ?”
Quelle est l’histoire de Tram Kivaille 4 couleurs ?
Les transports en commun offrent quantité de visions paisibles, car les autres sont acteurs de vrais spectacles. Les poses sont souvent très naturelles, donc gracieuses. Par exemple, la jeune fille qui téléphone s’oublie un peu plus. Elle a l’argument d’une action, elle fait quelque chose. Elle ne pose pas, mais on peut la regarder. Et le dessin offre cette liberté, de mettre une moustache, ou de déshabiller. Les autres nous animent, mais les outils aussi motivent. Ces stylos à bille 4 couleurs, sont un bonheur, surtout quand on dessine en monochrome comme moi.
Racontez-nous Transfiguration dans le tram !
Le dispositif des transports en commun crée parfois des vis-à-vis réjouissants. J’ai pu réaliser une esquisse rapide, en un élan, dessiner la forme générale du corps, puis buriner intensément le papier, le tanner de ces couleurs à l’odeur particulière. Là encore, j’ai utilisé les couleurs crues de ces stylos à bille.
Le nez, c’est aussi le corps. Et le dessin est éminemment “corporel”, car de mes yeux à mes doigts, tout un cycle anime mon corps. Le corps dans son vêtement, exulte parfois, jusqu’à déchirer cette deuxième peau et poindre par endroit. Le corps, c’est évidemment notre animalité qui s’exprime, et c’est par lui aussi que je suis perçu. “Regardez ! Ceci est mon corps !”. C’est vrai j’aime particulièrement cet immense tableau de Raphaël, où le Christ est comme halluciné… Et que surtout il me pardonne !
Quelques mots sur Méli-mélo ?
Ce dessin réalisé au stylo à bille, à pointe fine noire, a été réalisé à l’occasion d’un vernissage. Il évoque la jeunesse d’une école d’art de Strasbourg où surgit, parfois, une grâce encore plus gracieuse. J’ai besoin du spectacle vrai de l’objet pour le dessiner. Mais vision, apparition, “phantasmata” sont les vrais moteurs du dessin. Ici, j’ai dû faire vite, car la jeune fille ne pose pas, elle anime, bouge, déplace son corps. Et le voyeur que je suis évidemment, reste tapi dans la foule. Prendre du recul, dessiner, de préférence discrètement. Il y a là aussi une recherche graphique, induite par ces mouvements. Après, quelques hachures viendront faire ressortir les formes.
Quel est le rapport avec le transport ?
Les corps aussi nous transportent.
Propos recueillis par Charlène Paris
Site de l’artiste :
http://www.lesmillevuesdelacathedrale.fr
https://www.facebook.com/events/2447015008960975/
https://www.instagram.com/mayfly_gallery/?hl=fr
À lire également sur Artistik Rezo : Exposition Corpus par Mayfly Gallery à la galerie Artistik Rezo
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