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Quai 36 à Versailles

Dans la cité HLM Bernard de Jussieu à Versailles, la maison de production d’art urbain Quai 36 s’associe à Eiffage construction et Versailles habitat pour orchestrer la réalisation de fresques sur des murs pignons. Neuf artistes internationaux s’y succéderont jusqu’en avril 2020…

Située aux confins de Versailles, bordée par la voie ferrée et la forêt de Fausse-Repose, la cité Bernard de Jussieu est le plus gros quartier HLM de Versailles, avec 1096 logements. Erigée dans les années 1950 et 60, la cité a connu le destin de la plupart des grands ensembles : « c’est un lieu excentré du centre-ville, et vécu comme étant à la marge par ses habitants, explique Jonas Ramuz, directeur de Quai 36, maison de production d’art urbain. Laissé à l’abandon, il avait besoin d’un coup de jeune. » Enclavée, la cité était aussi dépourvue jusqu’alors de confort thermique, d’où un vaste programme de rénovation initié par Versailles Habitat, le bailleur, et piloté par Eiffage construction. Les travaux, qui s’étaleront jusqu’en 2020, ont déjà commencé. Ils prévoient notamment le changement des menuiseries et l’isolation par l’extérieur des bâtiments.

Comme c’est de plus en plus souvent le cas dans ce genre d’opérations, la rénovation s’accompagne d’une programmation artistique. Un souhait de François de Mazières, maire de la ville (DVD), qui l’a explicitement mentionné dans le cahier des charges de l’appel d’offre. Sous la houlette de Quai 36, à qui l’on doit notamment la réalisation de fresques gare du Nord en 2015 (d’où son nom), neuf œuvres monumentales doivent ainsi voir le jour d’ici fin 2020 sur les murs pignons de la résidence, créées par neuf artistes de stature internationale. Pour la maison de production d’art urbain, Versailles n’est pas une terre inconnue, ni le monde de la fabrique urbaine, où la structure trouve désormais l’essentiel de ses commanditaires. En 2018, elle avait déjà convié Waone et Fikos (Grèce) à peindre dans la gare Versailles-Chantiers en travaux, à la demande de Nexity. « François de Mazières a alors été convaincu de l’intérêt de ce type de projet », explique Mimouna Khaldi, directrice de la communication de Quai 36. « Le quartier comporte des murs pignons de grande taille, justifie ce dernier. Je souhaitais les transformer et je trouve que l’art mural, à partir du moment où il est de qualité, est très intéressant. »

Des fresques dédiées à la nature

La première tranche du programme artistique initié par Quai36 est en cours de réalisation. Le duo néerlandais TelmoMiel a achevé sa fresque la semaine dernière. L’ukrainien Waone s’affaire à terminer la sienne au pinceau, seul sur sa nacelle, malgré les retards occasionnés par un printemps particulièrement pluvieux. L’italien Eron vient d’arriver, et promet une œuvre monumentale en relief, dans la lignée de ses derniers travaux.

Mur de TelmoMiel

Les artistes se sont vus confier par Quai 36 le soin d’évoquer la figure de Bernard de Jussieu, qui donne son nom au quartier. Le botaniste français leur inspire des œuvres où le végétal et l’animal occupent une place prééminente. Avec des styles bien différents, Waone et TelmoMiel n’en ont pas moins opté pour un motif commun : celui de l’être humain penché sur la nature. Chez le premier, la relation au végétal s’opère via une série de médiations – une loupe, un livre ouvert. L’observation botanique a alors tout l’air d’une çà)-mise à distance et d’un arrachement – comme si la discipline, née en même temps que le rationalisme, accréditait la séparation de l’humanité avec la nature. Chez les seconds, c’est une jeune fille qui se penche sur une fleur, l’observe, et semble en prendre soin. Mais un chat tapi dans un fouillis végétal, au bas de la fresque, distille alentour une vague menace de prédation…

Mur de Waone

Face à la commande qui leur a été faite, les artistes semblent avoir opté pour l’ambiguïté, comme pour mieux cerner le fonds de l’époque, qui s’affronte à une crise écologique majeure et se voit sommée de repenser du tout au tout son rapport au vivant. Côté municipalité, il s’agit aussi de conforter l’image de Versailles, présentée sur son site Internet comme « une référence en matière d’harmonie ville-nature. » « Outre les jardins de Le Nôtre, la ville accueille l’École nationale supérieure du paysage, rappelle François de Mazières. L’homme est aussi commissaire général de la première Biennale d’architecture et de paysage d’Ile de France, événement lancé à Versailles le 4 mai dernier.

Un classique des relations entre art et fabrique urbaine

La réalisation des fresques dans le quartier Bernard de Jussieu vient ainsi se couler dans une stratégie culturelle plus globale, initiée de longue date par la municipalité. Elle s’inscrit également dans une tendance à l’œuvre depuis quelques années : la sollicitation d’artistes dans le cadre de travaux, nouveau passage obligé de la fabrique urbaine. Le phénomène déborde d’ailleurs très largement le cadre de l’art urbain, comme le suggèrent, pêle-mêle, le projet « Trans305 » de Stefan Shankland à Ivry ou les interventions de Yes We camp aux Grands Voisins, dans le cadre de la transformation de l’hôpital Saint-Vincent de Paul en écoquartier.

Globalement, la mise en scène artistique du chantier répond à des enjeux multiples : recherche d’attractivité et levier d’image, communication du projet urbain, préfiguration de futurs usages, compensation des nuisances liées aux travaux, voire lutte anti-graffiti. À ces mobiles, le street art ajoute un soupçon de démocratisation culturelle, a fortiori dans les quartiers HLM où il est surreprésenté.

L’opération conduite à la cité Bernard de Jussieu semble charrier tous ces enjeux à des degrés divers. « L’objectif est de rendre ce quartier plus attractif en en faisant un lieu d’art à ciel ouvert », explique Mimouna Khaldi. S’y ajoute aussi le souhait d’étendre à ce quartier excentré une tradition du trompe-l’œil déclinée de longue date dans la ville, et plus largement de l’associer à une image de marque fondée sur l’art et le patrimoine. En la matière, le street art s’avère un levier d’autant plus séduisant qu’il est abordable. « L’art urbain est une belle solution agile, explique Jonas Ramuz. Il coûte beaucoup moins cher que les grands équipements culturels, comme le MUCEM, et pas plus cher que certaines options constructives, tout en permettant de sortir d’une approche fonctionnelle. » On n’en saura pas plus toutefois sur les cachets des artistes, qui sont confidentiels. On peut en estimer le montant moyen à 10 000 euros environ.

Et les habitants dans tout ça ?

Agilité, attractivité, image : en filigrane, les discours accompagnant l’opération versaillaise l’inscrivent ainsi dans une stratégie de développement par la culture façon Richard Florida. Une stratégie déclinée avec succès dans nombre de métropoles – voir entre autres El Dorado, en ce moment à Lille. Efficience en termes d’image et de retombées touristiques, une telle stratégie charrie toutefois quelques limites, régulièrement pointées par certains observateurs. Première d’entre elles : le risque que les habitants se voient imposer à leurs dépends une politique culturelle à laquelle ils sont rarement associés. Conscient de ces limites, Jonas Ramuz cite par exemple le quartier de Wynwood à Miami, où un ambitieux programme d’art mural conduit par Jeffrey Deitch a signé l’envolée des prix du foncier. On pourrait aussi évoquer le quartier de Kreutzberg à Berlin, où le street art a joué malgré lui le rôle d’agent gentrificateur.

Si sa qualité de HLM met la cité Jussieu à l’abri d’une telle évolution, la place de ses habitants dans la mise en œuvre du programme artistique reste limitée. Lors de notre visite à Versailles, l’un d’entre eux, qui se présente d’emblée comme un artiste, prend ainsi à parti Suzanne Fremy, directrice de production et co-fondatrice de Quai 36. « C’est vous l’artiste ? », lui demande-t-il d’abord, après avoir loué les mérites de la fresque de Waone. Quand elle décline son identité, il part dans une longue diatribe : « je ne comprends pas le parachutage d’artistes dans le quartier, alors qu’ils n’ont rien à voir avec les lieux, affirme t-il. On impose, les décideurs se font plaisir. » Suzanne Fremy a beau rappeler que les habitants ont été informés, que des réunions ont eu lieu, que Quai36 travaille en relation étroite avec la maison de quartier et organise des ateliers avec les enfants, il poursuit : « je connais 100 personnes ici, personne n’a été consulté. C’est une politique, mais ce n’est pas la mienne. Le partage, ce n’est pas le fait d’imposer les choses. Les gens qui animent le quartier, ce ne sont pas ceux qui vont aux réunions, ce sont ceux qui trainent dans la rue. »

L’enjeu de démocratisation culturelle, pourtant au cœur du projet, affirme ici ses limites. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs l’appropriation du programme artistique par certains résidents. À la fin de notre visite, un autre habitant s’approche. Il anime un atelier d’informatique dans le quartier. Dans ce cadre, les participants à l’atelier ont photographié les fresques de Waone et TelmoMiel en cours de réalisation, avec l’intention de les animer numériquement. Signe que l’appropriation du projet se fait, et qu’une fresque, même âprement discutée, ouvre bien d’autres horizons qu’un mur vierge…

Stéphanie Lemoine

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