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Thoma Vuille : L’homme qui donne sa langue au chat

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Thoma Vuille : L’homme qui donne sa langue au chat

C’est sous le nom et la figure de Monsieur Chat qu’est souvent plus connu Thoma Vuille, artiste discret dont l’anonymat encore complet jusqu’en 2007 n’a cessé d’exacerber la curiosité déjà cristallisée autour de ses graphismes urbains. L’extrême visibilité de l’un contraste avec le retrait délibéré de l’autre : c’est dans l’ombre de sa créature que brille le créateur même si avec les années et le succès croissant, il apprend à tomber le masque et à relever son nom aux côtés de la signature de son alter ego.

Sa rencontre avec le cinéaste Chris Marker – qui réalise en 2004 « Chats perchés » un street-movie mettant en scène la chasse au trésor de ces peintures murales monumentales étoffant les quartiers de Paris, projeté au Centre Pompidou la même année – marque dans son cheminement poétique et dans son ouverture médiatique un tournant décisif. Invité aux quatre coins du monde pour des manifestations et des interventions libres couvrant divers festivals étrangers à New York, Hong Kong ou encore au Chili, Thoma Vuille réalise à travers cette diffusion mondiale son vœu de communication universelle ; c’est à Orléans, berceau de l’œuvre, qu’il retourne à 30 ans pour l’installation d’une rétrospective urbaine célébrant les dix ans de Monsieur Chat.

 Entre les murs

 D’origine franco-suisse, né à Neufchâtel en 1977, Thoma Vuille passe son adolescence à Orléans et commence dès l’âge de quinze ans la peinture de rue en utilisant l’acrylique. Son grand-père, plâtrier puis peintre en bâtiment meurt avant de pouvoir célébrer en 1997 l’admission de son petit fils aux Beaux Arts d’Orléans. En 2000 le chat apparaît pour la première fois sur les toits de la capitale. Thoma Vuille raconte : « Le chat nous est tombé dessus : une petite pakistanaise d’un quartier périphérique avait dessiné un gros chat tout simple avec un sourire géant. L’idée que ce dessin de petite fille soit partout était plaisante. Il a été restylisé en conservant la fraîcheur du sourire.

L’histoire du chat est une sorte de parcours initiatique du Petit Poucet. Comme dans le conte, nous sommes tous perdus. L’art urbain laisse des petits cailloux ». Mais comme toute création spontanée, son origine, ses raisons profondes et la nécessité intérieure à laquelle elle répond, demeurent un mystère. Un mystère entier qu’il ne convient pas de questionner : dans l’esprit de son maître, Chris Marker se reconnaissant lui-même du grand Kurosawa, mais aussi d’une certaine façon à l’image de la simplicité de la rose d’Angélus Silésius qui est « sans pourquoi », Thoma Vuille n’estime pas avoir à qualifier son art ni même devoir lui affecter un sens original : « C’est à vous de me dire ce que je fais. Moi je ne peux pas répondre à cela, les choses viennent comme ça ». De la première esquisse au trait encore incertain et quelque peu anarchique, la figure du chat se précise et se stabilise : sur les murs d’Orléans, de Paris, de Londres, d’Amsterdam ou encore de Genève, on pourra reconnaître l’œuvre d’un seul homme.

 Si les surfaces sont comme autant de supports spontanés, de fenêtres ouvertes sur l’imaginaire poétique de l’artiste, l’occasion de moments publics qui n’appartiennent qu’à lui mais qu’il destine à tous, le dessin gagne en identité, une identité dont la détermination supporte les variations : avec ou sans ailes, représenté de face ou de profil, la griffe est la même : jaune, blanc et noir, tel un étendard, le chat affiche toujours un large sourire énigmatique que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher de l’expression étrange et fascinante du « grinning cat » de Lewis Caroll. De l’inscription réelle à l’espace imaginaire, le schème du chat accède à la dimension symbolique.

chat_ailConversion du signe ordinaire en symbole à caractère poétique

La simplicité du dessin concentre les conditions d’émergence et d’effraction du signe seul : de façon presque subliminale, le chat fait l’effet d’un logo, autrement dit d’une image à l’expression quasi immédiate mais à la signification dérivée. Thoma Vuille, pour qui le chat est avant tout une manifestation de bienveillance à destination universelle, une proposition poétique ouverte sur le monde, a conscience de cette conversion spontanée de l’image et du détournement final qui en procède mais de cela, il ne peut être tenu pour responsable : l’image échappe, toujours. De l’autre côté du miroir de la représentation, le reflet du chat s’inverse, le pouvoir iconique premier du signe se renforce et s’enracine aux antipodes de la sphère publicitaire : le chat s’efface comme image pour briller comme pur symbole, c’est-à-dire comme incarnation signifiante de ce que dans l’Antiquité les anciens, les premiers égyptiens notamment, tenaient pour sacré, à savoir la vie. Un motif non directement perceptible dans l’œuvre de Thoma Vuille mais qui s’impose pourtant avec la force d’une évidence : un élan vital qui s’exprime clairement dans son travail à travers la permanence des figures animales et végétales sur fond d’appels à l’imaginaire collectif ayant pour vocation de réveiller l’humain en nous. Une œuvre dans le prolongement même de la continuité du vivant.

 Une culture de proximité

 Il s’agit d’être sensible à cette puissance d’évocation tenue en réserve dans la peinture et dont l’artiste ne perçoit lui-même ni la cause ni l’effet. Si Thoma Vuille se refuse, à juste titre, à commenter son geste, c’est pour mieux se concentrer sur ce qu’il fait et, ce faisant, fait émerger presque malgré lui : de la culture. Entre origine et institution, Thoma Vuille libère un horizon de questionnement presque métaphysique, celui du passage, voire du débordement de la toile au mur, de l’atelier à la rue, du musée à la rue. À vrai dire, l’artiste a le sentiment de produire de la culture, non de faire de l’art. Autrement dit, son art à lui n’a pas d’autre nom que celui de culture et entendons par culture ce qui, étant profondément inscrit dans son temps, comme symptôme ou stigmate de son époque, est pourtant capable de subsister dans un autre à venir, à titre d’héritage ou de trace, comme une mythologie des temps modernes, exploitant des symboles vieux comme le monde tout en les revisitant, en les réinvestissant de façon neuve, avec les outils du graphisme contemporain.

 En s’emparant de l’espace public, de ce « désert urbain de zinc », Thoma Vuille s’inscrit naturellement dans le courant du Street Art mais s’ en arrache du même geste : ses techniques et ses méthodes de réalisation restent picturales et le passage à la sculpture en acier déplace le chat, des murs de la ville aux salles des musées. Lassé par l’individualisme et usé par l’égocentrisme propres à l’univers du Graffiti, Thoma Vuille s’efforce de briser le cercle de la complaisance et requalifie par-là le sens de la communauté artistique pour dégager l’espace d’une culture de proximité.
 

Quelles sont vos racines, réelles ou imaginaires ?
– La spirale de ma famille de pensée.

 En quoi aimeriez-vous vous réincarner ?
En un chat à neuf vies, à chacune d’elles il pourrait à nouveau choisir sa réincarnation suivante.

 Quelle est votre idée de la consécration artistique ?
– Etre un homme ordinaire.

 Quelles sont vos obsessions et comment nourrissent-elles votre travail ?
Le rapport à l’autorité et la transgression qui en découle.

Quelle dimension tient votre travail dans votre vie et quel sens prend-il ?
– Une progression individuelle et collective.

 Nora Monnet

 

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