Philippe Cognée : “Carne dei fiori, la beauté tragique et sensuelle des fleurs”
Pour son retour à la Galerie Templon, le peintre Philippe Cognée, célèbre pour ses toiles floutées à la cire, opère une mue radicale. Après les supermarchés, les autoroutes, les tours ou les abattoirs, il s’empare du thème de la fleur, qu’il métamorphose en monumentales vanités.
Vous changez ici de regard de manière inattendue : vous avez effectué une rupture avec la question de l’épuisement de l’image, pourquoi ce changement?
C’est l’interprétation par la peinture, une question d’écriture, qui est au centre de mes questionnements de peintre, surtout si je me confronte à la représentation. Qu’il y ait déformation de l’image par le réchauffement ou par une autre méthode, ce qui m’intéresse c’est comment dépasser le sujet pour l’inscrire dans le champ pictural. C’est à la fois exagérer le sujet pour en donner plus de force et le décaler par rapport à la réalité.
C’est donc le sujet qui ordonne en partie la méthode d’approche picturale. Peindre une barre d’immeuble ou peindre une fleur, c’est avec de la peinture à la cire que je le fais mais une barre d’immeuble n’est pas une fleur. Je dois donner à chaque sujet une forme qui puisse être en accord avec ma vision, appréhendée par le spectateur avec toute la force et toute l’énergie que j’y ai mise.
Pour la représentation des fleurs, je voulais trouver une nouvelle forme, une vision très rapprochée du motif et une échelle terriblement agrandie. C’est une fleur mais ainsi peinte, elle peut renvoyer à tant d’autres choses en relation avec l’histoire de la peinture passée et présente. De plus ce sont des fleurs mourantes, elles possèdent déjà en elles l’idée de l’épuisement.
Pourquoi avoir choisi les pivoines et les amaryllis, quelles sont leurs particularités ?
Pivoines et amaryllis sont les fleurs les plus présentes dans cette exposition mais il y a aussi des roses, des tulipes et des tournesols. Quand je regarde les pivoines faner, je trouve en leur beauté épuisée une fragilité et une exubérance qui m’inspirent. Les regarder de très très près, leurs pétales recroquevillées me renvoient aux drapés des grandes peintures de l’histoire, flamandes, italiennes ou espagnoles. Il y a à la fois de la tragédie et de la magnificence, de quoi donner envie de se saisir de ce sujet pour le transcender.
Les amaryllis sont plus charnelles que les pivoines, leur mort plus grave… C’est la nature même de ces fleurs qui leur donne ce caractère. Par ma vision de peintre, je ne fait qu’amplifier ce sentiment de beauté et de mort. Quel beau sujet… Il semble inépuisable.
Ces toiles sont riches en texture et en sensualité ; le défi était de proposer une interprétation sublimée et désincarnée de la réalité ?
Comme je l’ai dit dans la question précédente, par cette interprétation et avec les qualités propres à cette matière qu’est la peinture à la cire, j’ai pu dépasser le sujet et proposer une forme à la fois sensuelle et cruelle. La beauté se révèle tant dans la couleur que dans la matière à la fois transparente et opaque. L’échelle et la force du détail très important ici donne à cette image une vision sublimée de ces sujets. Chaque spectateur peut y projeter ses propres fantasmes. Les fonds presque abstraits renforcent la présence du motif.
Parlez nous de votre technique à l’encaustique dans la réalisation de ces grands formats.
La technique utilisée dans ces pièces est pratiquement la même que celle utilisée pour les autres sujets peints dans mon œuvre. Chaque sujet dicte une méthode de travail particulière en fonction de ce que je veux exprimer.
Ces fleurs fanées, arrivées à la fin de leur vie, nous renvoient à nos propres existences fragiles et éphémères. Elles doivent dirent beaucoup plus encore et c’est ce qui a dicté ma façon d’opérer un travail précis, avec des outils adaptés pour déposer la peinture “pinceaux fins”, et ensuite un repassage délicat pour ne pas trop brouiller l’image “fers à repasser adaptés”. Il faut que la forme soit tenue et inversement, qu’elle s’éparpille dans l’espace. Le noir du fond doit nous renvoyer à une forme désincarnée, qui révèle juste l’essentiel. Pas d’autre échappatoire que de regarder la fleur seule, tel un portrait en gros plan.
La cire propose t-elle un entre-deux de matières qui fait écho à l’entre-deux de ces fleurs, entre vie et trépas ?
La cire est une matière magique, c’est un liant tel l’huile de lin ou la résine acrylique mais qui a des propriétés particulières et fascinantes. Elle semble emprisonner la couleur entre le fond et la surface.
Le repassage accentue la force de la couleur. Ce que l’on peut y lire ensuite c’est à chacun d’y donner une interprétation. Ce qui me plait c’est qu’il s’agit là d’une matière fragile et délicate qui porte en elle cette possibilité de se transformer en permanence par la chaleur et ainsi de faire disparaître le sujet. Il y a la possibilité de la mort de la peinture à tout instant où celle-ci s’approche d’une source de chaleur trop vive… Fragilité permanente.
Vos toiles renouent-elles avec les fondamentaux de la peinture ? On songe notamment aux bouquets des natures mortes de la tradition flamande, mais aussi à Vincent Van Gogh ou Georgia O’Keeffe…
Les fondamentaux de la peinture figurative sont souvent évoqués dans les sujets que je choisi de travailler. J’ai peint des portraits, des vanités, des paysages, actuellement présentés au domaine de Chaumont sur Loire, et natures mortes, viandes ou divers objets. Je ne pense pas qu’il y ait des sujets qui appartiennent plus au passé. D’autres seraient plus contemporains ?
Nous vivons entourés d’êtres, nous nous déplaçons dans des paysages campagnards ou urbains, nous sommes entourés d’objets et nous sommes toujours mortels.
Terriblement et tant mieux, comme nos ancêtres. L’approche du sujet doit être différente, car nous vivons une période différente. Les progrès techniques fantastiques et le monde dans lequel nous vivons nous donne une perception changée du monde, et c’est ce que j’exprime par ces façons de représenter ce qui m’entoure.
Van Gogh apporte une vision différente dans son temps et Georgia O’Keeffe une vision encore autre du même sujet. Je tente encore une approche différente.
Renouveler le thème de la fleur sur plusieurs toiles, était-ce pour vous comme s’engager dans une expérience dangereuse?
J’aime bien cette idée de déclinaison. Une exposition c’est une occasion de présenter une expérience nouvelle, une possibilité d’une exploration dans un univers qui s’ouvre. Je voulais offrir au regardeur les multiples possibilité et richesse de l’espace exploré. Que ce soit les couleurs, les formes, les contrastes les plans et tout ce qui peut s’inscrire dans cette recherche, je veux m’amuser à créer comme un enfant joue, dans un plaisir total et immersif de la fabrication d’un tableau.
C’est le bonheur de la création. Il n’y a aucun danger là précisément.
Propos recueillis par Isabelle Capalbo
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