Never been done : la place de l’artiste dans la création
Adolescent j’ai eu ma période skateboard. Je me souviens très bien qu’un magazine en ce début des années 2000 affichait en première de couverture ce titre affirmatif : Skateboarding is an Art. Admiratif j’avais avalé ce dogme sans y prêter plus d’attention, prosaïquement. Et pourtant, quelques 25 années plus tard, j’allais comprendre le bien fondé de cet axiome.
Comme c’est souvent le cas, c’est le hasard qui nous mène vers des pistes fortuites. Et ce jour là c’est en découvrant une vidéo sur Internet de Truman Burbank (ceci étant son pseudonyme), un skater parisien bien connu, que ressurgit ce gros titre de mon adolescence : Skateboarding is an Art. Pourquoi un tel lien de causalité : parce que ce skater nomme certaines de ces vidéos avec l’acronyme NBD, pour Never Been Done.
Un skater qui cherche à réaliser des tricks qui n’ont jamais été faits auparavant, il n’en fallait pas moins pour que j’associe à cette recherche de nouveauté, d’originalité, un caractère de créateur. Et c’est bien ce qui définit, de manière nécessaire mais non suffisante, les artistes. En effet mon postulat étant qu’un artiste ne peut être celui ou celle qui exprime simplement ses sensibilités, qui retranscrit juste plastiquement ses inspirations, en objets d’art ou en performances, par un style, par une esthétique. Autrement d’aucuns pourraient affirmer que tout le monde est artiste – quand bien même ce dernier adage soit une hypothèse à l’étude.
Or en voulant retrouver cette première de couverture, qui allait à priori venir corréler mes dires, j’ai finalement lu un article très enrichissant de Lucas Klein à propos de ce sujet et partant de ce que la star du skateboard Tony Hawk appelle “une forme d’art”. Le texte nous révèle cette chose intéressante, il y a dans le milieu du skateboard une grande bataille pour inventer de nouvelles figures, pour montrer quelque chose qui n’a jamais été vu. Le skateboard encouragerait la créativité individuelle, contrairement à beaucoup d’autres activités, et c’est ce qui amènerait cette discipline au rang de l’art. D’autres points communs avec les formes d’art communément admises viennent conforter cette thèse (facteurs d’échelles, l’inexistence de limites, etc…).
S’il est commun d’admettre qu’il y a une fibre artistique dans tous les domaines (skateboard, design, ingénierie, artisanat, publicité, chirurgie, cuisine, etc…), il n’est pourtant pas d’usage de qualifier les personnes comme Truman Burbank d’artistes. Alors pourquoi un tel décalage ?
Créer, ou faire de l’art n’est pas son activité principale ; cela semblerait une réponse satisfaisante mais qui mérite d’être détaillée. Beaucoup de vidéos de Truman Burbank le montrent en train d’essayer de placer des nouveaux tricks, des NBD. Je le qualifierais alors volontiers d’artiste. Artiste ni peintre ni sculpteur, mais performeur et skater. Il cherche, innove, invente et fait. Jusqu’ici tout va bien. Le bas blesse-t-il alors dans le fait qu’il ne signe pas et ne vend pas ses œuvres ? Je ne le crois pas pour deux raisons : d’abord quand bien même il ne signe pas formellement ses créations, il peut facilement et légitimement démontrer leur antériorité et qu’il en est l’unique auteur. Ensuite il est évident que ce n’est pas la valeur marchande d’une œuvre qui fait que l’auteur en est plus ou moins artiste, même si celle-là n’est pas vendable ou monétisable.
En définitive, si Truman Burbank n’est pas qualifié d’artiste publiquement, c’est qu’on privilégie ce terme pour les beaux-arts. Même si comme on l’a vu, il en a tout d’un. Et le corollaire de réserver le terme artiste aux beaux-arts est qu’on en oublie trop souvent les arts non beaux (la liste est longue). Truman Burbank serait donc un artiste d’art non beau.
Reprenons notre frise : chercher, innover, inventer (donc tout ce qui révèle de la création) puis faire, ou faire faire, et enfin signer, éventuellement vendre. Car pour qu’une œuvre d’art en soit une, signature et certificat d’authenticité ou non, il faut un auteur.
Cela m’amène à la seconde partie de cet article qui s’essaye à définir ce qu’est être artiste : pas besoin de faire pour être artiste ni pour signer.
Ce débat est sempiternel mais j’y ajouterai malgré tout ma petite brique. Laissez-moi vous exposer que l’adage parfois polémique “pas besoin de faire pour être artiste” fonctionne très bien dans le domaine des beaux-arts, mais beaucoup moins dans les arts non beaux.
Rembrandt n’intervenait parfois que très peu sur ses tableaux, laissant le plus gros à ses nombreux assistants. Sol Le Witt déléguait, on pourrait employer le terme plus contemporain sous-traitait tout ou partie de sa production. Il n’en reste pas moins l’unique auteur. Jeff Koons fait également produire ses œuvres soit en interne par ses nombreux assistants, soit en externe par des sous-traitants ou des boîtes de production. Or il existe de plus en plus de boîtes de production (des petites entreprises artisanales unipersonnelles aux plus grandes PME) qui justement réalisent pour le compte d’artistes leurs œuvres. Ce secteur se porte bien, embauchait avant la crise et les acteurs se multipliaient. Un exemple encore récent est la réalisation de l’œuvre de Jeff Koons offerte à la ville de Paris en hommage aux victimes des attentats de 2015 et 2016, Bouquet of Tulips (produite par Noirmont Art Production et réalisée par l’entreprise de métallurgie allemande Arnold). On peu également citer l’anamorphose de JR au Louvre en 2019 qui a suscité quelques commentaires quant à la part du photographe dans l’élaboration de l’œuvre. Etc, etc… les exemples sont nombreux. Si cette filière d’inter-dépendance organisée, entre artistes, assistants, sous-traitants et producteurs, est fructueuse et prospère, elle pose régulièrement des questions ardues de légitimé pour un artiste de signer seul ses œuvres. L’artiste solitaire n’est pas seulement un leurre, c’est un secret de Polichinelle car de tous temps les artistes se sont entourés de mains. La question qui agite encore l’actualité est la suivante : ces mains là peuvent-elles revendiquer une co-paternité aux œuvres et par conséquent une co-signature ? Daniel Druet, l’artiste et artisan qui a réalisé les sculptures anthropomorphes pour Maurizio Cattelan, revendique, tout à fait légitimement, une co-signature non pas sur le concept mais sur la réalisation. Tous deux ont donc raison dans le litige qui les a divisés. L’art conceptuel est également révélateur : ici pas de plastique, parfois pas de faire, et pourtant ce sont bel et bien des artistes. Le land art plus récemment s’externalisait des domaines des beaux-arts mais y était inclus naturellement par les études artistiques et la critique. De même le food art et les arts numériques pour présenter des champs très actuels. Alors pourquoi tant de grabuge direz-vous ? Parce que contrairement au cinéma, les tableaux, les sculptures, les installations et autres objets d’art n’ont pas de générique. Impossible de trouver de pareilles polémiques de co-paternité pour un film n’est-ce pas ? Une réponse à ce problème de paternité et de signature de l’œuvre réside selon moi, en s’inspirant toujours des génériques de film, dans le certificat d’authenticité. Si pour beaucoup de bronzes la fonderie, donc la réalisation apparaît, c’est rarement le cas pour les sculptures, installations et tableaux. Les certificats d’authenticité y gagneraient beaucoup à être plus détaillés… Car plus les artistes grandissent, plus ils délèguent leur production, ce qui est tout à fait normal. Alors il serait tout aussi normal que dès qu’ils s’éloignent de leur atelier, ils précisent la part de leur intervention et le périmètre de leurs responsabilités. Cependant presque tous cultivent une opacité protectrice de leur production; c’est la classique maîtrise du business.
Dans les beaux-arts, faire importe peu. La paternité de l’œuvre, c’est le concept, l’idée. Et l’artiste, le signataire, le récipiendaire, est celui qui détient cette paternité.
Alors qu’en est-il des arts non beaux ? Nous avons vu que beaucoup de créateurs ne se qualifient pas d’artistes alors qu’ils le pourraient. La raison en est qu’ils n’oeuvrent pas dans le secteur culturel ou des beaux-arts. Car ces créateurs doivent fatalement faire, réaliser, exécuter leurs créations eux-mêmes (?). Dans la majorité des arts non beaux, pas de sous-traitance possible, pas de délégation de la production. L’artiste doit également être l’auteur de ses œuvres. Si Truman Burbank veut inventer un nouvel NBD, il n’a d’autres choix que de le faire. Alors serait-il aussi simple de résoudre l’équation le créateur peut VS doit être celui qui fait ? Pas si certain car dans le cas des chefs cuisiniers, un créateur de recettes peut déléguer à ses commis leur réalisation. Certaines recettes d’Alain Ducasse par exemple sont devenues des marques de fabrique, et resteront au-delà même de leur inventeur. Dans l’artisanat, tant les activités sont nombreuses, il est risqué de vouloir instituer une règle commune (un coiffeur doit à priori être l’auteur de ses coiffures originales, réaliser ses créations lui-même, alors qu’un paysagiste pourra aisément sous-traiter ses créations tout en y gardant la paternité).
La distinction beaux-arts / arts non beaux est vaine et n’élude donc pas le dilemme le créateur peut versus doit être celui qui fait. La sémantique doit-elle alors capituler face à la commode solution du cas par cas ?…
On le comprend aisément, les artistes sont très loin d’être limités aux beaux-arts. Ils sont partout et c’est tant mieux, leurs talents nous réjouissent. Et d’ailleurs le marché de l’art (le second marché principalement) qui historiquement s’occupait des beaux-arts en sort de plus en plus, étend son périmètre d’action à d’autres domaines : les planches de BD en sont un exemple logique, intuitif (dernièrement la planche de Tintin Le lotus bleu a battu un nouveau record de 3,2 millions d’euros pour Hergé et dans ce secteur), mais si l’on considère les squelettes de dinosaures ou les automobiles, qui eux aussi battent régulièrement des records, on peut s’amuser à dire que l’art, beaux ou non, se trouve là où les acteurs du marché décident qu’il soit… Au risque de s’extraire du secteur culturel.
Revenons maintenant dans ce secteur des beaux-arts : comment se distinguent artistes et créateurs ? Car pour être artiste les savoir-faire et la maîtrise des techniques ne suffisent pas, il faut nécessairement une idée (nouvelle), un concept… N’est pas créateur qui veut. Très souvent ces deux définitions vont se superposer, elles se chevauchent et se confondent. Si bien qu’une approche possible passe par la question : quelle est la part de création dans le travail de l’artiste ? Sous entendu en opposition à ce qui ne l’est pas.
Prenons un exemple : l’artiste Shepard Fairey. On peut dire que dans son travail de graphisme et d’illustration, il a une approche originale qui lui est propre. Ces œuvres ont du fond, expriment quelque chose, et elles n’existaient pas auparavant. L’artiste, s’il a pu s’inspirer de pairs, a inventé quelque chose. Il n’en est donc pas moins artiste créateur que graphiste, illustrateur, etc. Poussons encore l’exercice plus loin, cette fois-ci arbitrairement en imaginant cette proportion fictive : 70% de création – 30% de graphisme. L’artiste selon cette logique en est bel et bien un, un artiste créateur.
Cela va s’en dire que les exemples inverses pullulent. Beaucoup d’artistes se revendiquent l’être, ou le marché de l’art les qualifie ainsi, alors que le pourcentage de création dans leur travail représente au mieux une mineure partie. Le reste étant du goût, de la tendance, de la facilité, pour offrir en somme des pièces d’art spécieuses qui du moins masquent leur manque de sens sinon l’abandonnent.
Alors le style, la patte et la technique, s’ils sont nécessaires aux artistes, ne sont pas suffisants. Beaucoup d’auteurs de BD, de couturiers ou de stylistes, de designers, d’ingénieurs, d’artisans, de sportifs, etc… sont des artistes à part entière, des artistes créateurs et talentueux qui inventent. À l’inverse beaucoup de pseudo-artistes nous divertissent mais n’inventent rien de nouveau. Alors l’art peut-il être sans création ? Oui. L’art peut-il être non culturel ? Oui. Mais les véritables créateurs sont les inventeurs de NBD.
Alban Delume
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