Marlene Dumas “open-end” : une subjectivité libérée
À Venise, au Palazzo Grassi, Caroline Bourgeois a assuré le commissariat d’une rétrospective-évènement mettant à l’honneur Marlene Dumas jusqu’au 8 janvier 2023. Ce sont les quatre dernières décennies de pratique et de vie de l’artiste qui se sont offertes à nous avec émotion et surtout, sublimation.
open-end s’inscrit dans un cycle d’expositions monographiques dédiées aux éminent.e.s artistes contemporain.e.s, ponctué par des curations collectives d’œuvres appartenant à la Pinault Collection. Les portraits magistraux de Marlene Dumas se dressent sur les murs de ce haut lieu du XVIIIe siècle, grandiose et empli de beauté. Les frissons des spectateur.ice.s arpentent les salles, les yeux ébahis devant les teintes nébuleuses que l’artiste déploie et les visages énigmatiques de ses sujets.
Fragments de vie
La question de la temporalité est au cœur de l’exposition puisque nous découvrons, période après période, la vie de l’artiste dans son intimité. Il est important de noter également que la singularité des contextes de création des œuvres permet d’observer l’évolution du geste de l’artiste qui diffère selon les époques, tout en conservant cette touche, cette signature qui la distingue au premier coup d’œil. Marlene Dumas peint principalement d’après des images qu’elle découpe dans des journaux ou bien des photographies tirées de son passé. Elle passe d’ailleurs son enfance en République d’Afrique du Sud où l’apartheid régnait quotidiennement sur les townships et la choquait profondément tout comme les violences policières sur les étudiant.e.s lors de la révolte de Soweto en 1976 dont elle a été témoin. La ségrégation et plus généralement le racisme occupent une part importante dans son travail d’une sensibilité humaine, sans filtre. Dans The White Disease (1985), nous découvrons un visage aux traits estompés presque effacés par une maladie de peau. Pour Marlene Dumas, c’est une façon de réagir aux traumatismes qu’elle a vécu de près ou de loin mais aussi de témoigner de l’ensemble des persécutions et brutalités réalisées par les blancs, subis en grande partie par les noirs et les juifs, et qui tristement perdurent aujourd’hui, à moindre mesure certes mais que l’on discerne encore. C’est en ce sens que l’artiste est profondément ancrée dans son temps, en phase avec la contemporanéité d’une époque changeante aux disparités toujours présentes. Son processus réside dans une étude de l’actualité, de celle qui frappe nos consciences, dont elle s’imprègne immodérément. Sans jamais réaliser un travail politique, elle vient nous donner à voir ce qu’elle constate de la société avec justesse et lucidité, à l’instar d’une reporter.
Déconstruire le male gaze
“C’est une exposition sur les histoires d’amour et ses différents types de couples, jeunes et vieux, l’érotisme, la trahison, l’aliénation, les débuts et les fins, le deuil, les tensions entre l’esprit et le corps, les mots et les images”.
Marlene Dumas, propos recueillis dans le catalogue de l’exposition open-end
Après avoir connue une enfance mouvementée, l’artiste prend son envol en 1976 pour les Pays-Bas où, jeune femme, elle s’installe à Amsterdam. Dans les enceintes de cette ville, elle y découvre les joies de la vie : ses rencontres amicales et amoureuses se succèdent et les expériences sociales s’accumulent. C’est également à ce moment précis qu’elle va commencer des études en psychologie en parallèle de son cursus artistique. Cela aura pour conséquence de développer ses champs de réflexion mais aussi son ouverture d’esprit et surtout sa conscience de la pluralité des genres. Marlene Dumas questionne, interroge, met en lumière les fondamentaux de notre ère qui bien souvent enferme nos mentalités à l’étroit, à savoir le male gaze. En réponse à cela, elle se place dans les sillons du female gaze. Ce terme expressément féministe, ne caractérise pas le regard féminin à proprement parler, il s’agit davantage d’une déconstruction du regard masculin qui est aux sources de bon nombre de mécanismes sociétaux. En effet, les silhouettes féminines dans The Visitor, 1995 nous interpellent. Ce chef d’œuvre de trois mètres de long provoque un sentiment d’illusion chez les spectateur.rice.s qui ne saisissent par directement le sujet du tableau. Nous sommes plongé.e.s dans une atmosphère bohème et nocturne dans laquelle six personnes nous tournent le dos. Mise à part la place entre les deux groupes de travailleuses du sexe qui sensiblement nous est destinée, nous comprenons qu’elles/nous sont/sommes dans l’attente d’un client. L’artiste nous intègre dans cette scène pouvant être tabou via le male gaze mais qui finalement n’est qu’une représentation de notre société et des individus qui la composent. La tension palpable qui s’en émane est pure, libérée de tout jugement. Par ailleurs, pour définir la frontalité que nous observons dans certaines œuvres de Marlene Dumas, Caroline Bourgeois emploie le terme adéquat d’«agressivité», rarement utilisé pour qualifier les artistes femmes mais qui de fait n’appartient pas uniquement au vocabulaire masculin, si jamais cela a déjà existé… Sa peinture est sensuelle, souvent érotique mais jamais sexuelle. Ce qui est significatif dans son travail, c’est sa manière de poétiser le désir, le sien et celui qui réside en chacun.e de nous avec une pointe d’ironie qui décomplexifie le sens moral commun.
Laurie Dufeu
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