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Découverte du roman d’Alexandra Badea : “Tu marches au bord du monde”

Alexandre Parodi 9 avril 2021
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Portrait d'Alexandra Badea © Richard Schroeder

Autrice, metteuse en scène et réalisatrice, Alexandra Badea est née en 1980 en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. C’est ce même pays que fuit l’héroïne de Tu marches au bord du monde, à travers quatre destinations successives, Paris, Mexico, Tokyo et Kinshasa. Mais que fuit-elle ? Une difficulté à être, un malaise existentiel, une nausée. Prisonnière de la vie d’une autre, Alexandra Badea trouve dans le voyage la voie de sa libération. 

Sa migration n’est pas la conséquence d’un conflit politique. Dans le Bucarest qu’elle délaisse, l’architecture néoclassique cohabite paisiblement avec les constructions néosoviétiques. Toutefois, paisible ne veut pas dire serein. Premier nid d’angoisse, ce foyer repousse la narratrice, indirectement. Précisément, il la rebute. Bientôt partie, cette femme reconsidère son pays, ce qu’il était, ce qu’il est devenu. Le regard désinvesti de celle qui s’apprête à quitter sa terre natale est plus lucide, plus froid aussi. “C’est un sport national. Nos grands-pères ont attendu l’unification, nos pères les Américains et nous l’Europe”. Si elle comprend si bien l’histoire de son pays, c’est qu’elle aussi attend des choses qui n’arriveront pas, vit l’histoire des autres au lieu d’écrire la sienne. Résolue à agir, elle part. Le roman commence avec des adieux.

Alexandra Badea, Tu marches au bord du monde – Éditions des Équateurs

La narratrice parle d’elle comme d’une autre. Au “je” transparent à lui-même, ou à la troisième personne, radicalement distante, elle préfère la seconde. C’est par la forme du tutoiement qu’elle choisit de se raconter. Bienveillante elle s’observe agir et formule le ton de la lassitude qui traverse ses pensées : “Tu es le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence”.

Elle réalise bientôt que son rêve de devenir actrice n’était qu’un alibi. Occuper des rôles, enfiler leur déguisement, se glisser dans leur peau évacue un peu la responsabilité d’être soi. À l’occasion, la sexualité peut aussi fournir une “identité temporaire” : “Tu t’oublies, tu arrives à t’oublier dans une salle de bains moisie, à genoux, baisée sans amour par l’homme que tu aimais. (…) Ton corps prends d’autres formes dans ta tête, ton visage aussi, tu empruntes une identité temporaire.”

Le voyage n’annule pas cette tendance, il l’accentue. Survolant les frontières, elle n’appartient plus aux siens, pas plus qu’aux autres. Elle ne s’octroie pas une nouvelle identité, elle enraye la sienne. Le rythme berçant d’un bus, d’un train, d’un avion, d’un taxi, donne à la narratrice le moyen d’échapper à elle-même, du moins momentanément. Comme au théâtre, les villes où elle doit trouver une nouvelle existence restent des décors creux. Elle ne parvient pas à s’y fondre, reste bloquée à l’avant scène. Les descriptions superficielles concentrent l’attention sur la circulation intérieure de cette femme.

Mais l’émancipation n’est pas si simple. Elle croit pouvoir se délivrer de son pays avec un autre, elle croit pouvoir se délivrer d’un homme avec un autre. La simplicité éprouvée par le corps dans une nuit d’amour, couvre pour une trop courte durée la complexité d’une psychologie et de ses angoisses bientôt revenues : “Tu es dans l’être. Tu es légère.” Et pourtant, à cette légèreté succède une encombrante pesanteur, encore là quand on croyait s’en être débarrassé.

Ce personnage marche au bord du monde, son drame est de ne pas oser s’y jeter. L’important est qu’elle ne rebrousse jamais chemin. La chape de doutes qui couvre son existence finira par se briser à force de persévérance. Ce roman est écrit avec un style sans encombrement et toutefois suffisamment précis pour révéler avec précision la vie intérieure de la narratrice. On aurait peut-être aimé davantage de pauses descriptives, le temps de décentrer le point de vue et d’accéder un peu à ce qui l’entoure, ce monde qu’elle parcourt sans le voir. Paradoxalement, la ville la plus abondamment décrite est celle qu’elle fuit en premier, qu’elle abhorre le plus, Bucarest. Mais ce choix de concentrer l’attention du lecteur sur ce personnage offre un avantage considérable. Alexandra Badea parvient avec succès à formuler le sentiment de la jeunesse qui s’achève et bloque au seuil de l’âge adulte. Quelle vie choisir, qui devenir ?

Ce roman est publié aux Éditions des Équateurs.


Alexandre Parodi

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